C’est un opéra totalement hors normes que ce Treemonisha. D’abord par ce que son compositeur, Scott Joplin, n’était pas un spécialiste du genre (il s’agit de son second essai dans ce domaine), et qu’il est surtout connu pour ses ragtimes. Ensuite parce que l’histoire et les personnages ne s’intègrent pas dans la culture opératique de l’époque de la création (Porgy and Bess est de 1927). Et si l’on ajoute que l’on ignore tout de son orchestration d’origine, on comprend qu’il puisse se créer un petit malaise musical : qu’est-on vraiment venu voir et entendre ? Enfin, il fait un peu figure d’opéra maudit, créé fort tardivement et rarement représenté (on se souvient de son passage spectaculaire au Châtelet en 2010).
Un nourrisson, abandonné à la naissance au pied d’un arbre, est recueilli par une brave femme, qui lui donne son nom, Monisha, et comme elle l’a trouvé au pied d’un arbre, elle lui ajoute le préfixe Tree : Treemonisha va grandir dans une tribu solidaire, qui va lui faire donner une bonne éducation au point qu’elle en deviendra le mentor et transmettra à son tour le savoir dont elle a bénéficié. Enlevée par des « méchants » vraiment très méchants, elle est sauvée par ses proches dont elle exige qu’ils pardonnent à ses tortionnaires. Le message est multiple, très actuel et parle à toutes les générations : la vie en société, les bienfaits de l’éducation, l’importance du pardon et de la bonté, la sauvegarde de la nature, et notamment de l’arbre sacré sous lequel elle a grandi… Donc, beaucoup de bons sentiments, c’est joli, touchant, les gentils sont vraiment très gentils même quand ils hésitent à obéir à Treemonisha. Bref, tout cela fait de l’œuvre une espèce de parabole ou de conte moralisateur pour enfants, un peu simplet quand même.
© Philippe Delval/théâtre de Caen
La troupe sud-africaine Isango est absolument épatante de naturel et de professionnalisme mêlés, exprimant une grande joie de chanter et de danser pieds nus. Certains sont en plus instrumentistes, mais pas de fosse d’orchestre, les instruments sont répartis sur les deux côtés du plateau, et le chef est mêlé à la troupe (sauf au début où il donne le départ). Et là est peut-être la faiblesse (voulue ?) de la démonstration : marimbas et tambours impriment un caractère sauvage mais quand même bien uniforme à la représentation, où l’on perd les mélodies qui ne sont plus défendues que par les chanteurs solistes et choristes. Le spectacle, qui oscille en permanence entre Les Mines du roi Salomon et Porgy and Bess est-il donc vraiment un opéra ? Le terme ne semble pas, pour cette version, vraiment approprié.
L’ensemble a été transposé dans une période plus récente – seconde moitié du XXe siècle – plutôt indéterminée (ne seraient les fusils des méchants), et est passé des champs de coton américains à une mine dans l’Afrique profonde. Alors que la production du Houston Grand Opéra (toujours visible sur YouTube) était directement déclinée de Porgy and Bess, rien de tel ici. Les relations tribales prennent vraiment le dessus, et surtout, deux excellentes idées viennent structurer la démonstration, la création de deux personnages muets, l’arbre sacré, joué par l’extraordinaire (et fort belle) Noluthando Cassandra Boqwana, et la mort omniprésente par Luco Tamba.
© Philippe Delval/théâtre de Caen
Toutes les voix sont excellentes dans leur emploi, dans une forme lyrique clairement empruntée au « grand opéra » traditionnel, on ne peut citer tout le monde, mais une mention spéciale est à décerner à la Treemonisha bien chantante de Nombongo Fatyi qui interprète toutes les facettes du rôle avec aplomb, et une très jolie voix. La mise en scène – et en espace – de Mark Dornford-May est d’une grande efficacité, les rythmes sont entraînants et soutenus pendant toute la représentation, la chorégraphie impeccable de Lungelo Ngamlana sous les excellents éclairages de Mannie Manim, tout cela maintient sans peine l’intérêt (l’œuvre est courte), et cela jusqu’à un final ébouriffant qui a soulevé l’enthousiasme de la salle.
Bref, une très bonne soirée, malgré une vision un peu trop partielle de l’œuvre.