La production de Werner Schröter avait déjà 15 ans en 2009 – on vous laisse faire le calcul – si bien que Stéphane Lissner avait décidé d’offrir à la Bastille une nouvelle production du chef d’œuvre de Puccini, d’après la pièce de Sardou. Pierre Audi en est le maître d’œuvre, accompagné de Daniel Oren en fosse et d’une distribution où étaient attendus les débuts de Ludovic Tézier dans le rôle du Baron Scarpia.
Sans ménager le suspens, on peut dire que la soirée tient ses promesses si l’on recherche un chant maîtrisé et une mise en scène prenant à bras le corps les problématiques de l’œuvre. Elément récurrent de la mise en scène, une grande croix en bois, qui, au premier acte fera office de mur d’église. Puis à l’acte II et III, se fera plus symbolique et marquera l’espace scénique de la prédominance du religieux – elle est suspendue par les cintres et pèse sur les personnages – à la fois comme moteur de l’action ou comme simple référent de l’intrigue. Pierre Audi est aussi dans une veine classique, le Palais Farnese étant représenté à l’acte II par un intérieur napoléonien cosy. Si, à l’acte I, la chapelle austère est à jardin, l’art et le désir que dessine Cavaradossi le peintre sont à cour. Il n’y a d’ailleurs pas que Marie Madeleine sur le tableau. C’est là que Tosca viendra décrire son amour, que Mario succombera à « sa sirène », et Scarpia brûlera d’un désir que l’objet seul ne saurait satisfaire.
Et c’est sûrement là la force du théâtre de Pierre Audi : en puisant dans le livret même, il dynamise, sans la trahir, une œuvre peut-être trop connue du répertoire. Il joue simplement sur l’organisation de l’espace scénique, en lui donnant telle valeur ou telle fonction, et fait s’entrechoquer ces petits mondes. Le bureau de Scarpia en est un bel exemple : fauteuils, table, canapé, crucifix en métal, mappemonde… sont bien présents dans un premier cercle. Mais un autre arc de cercle, une coursive à l’arrière, servira de chambre de torture et de lieu d’observation, un peu comme une coulisse de théâtre. Le public est parfois mis en abyme par le metteur en scène qui place des éléments hors champ, à l’endroit où se trouve le public : la Madone du premier acte à qui Floria donne des fleurs ; Dieu à qui elle adresse son « Vissi d’Arte ».
© Charles Duprat / Opéra national de Paris
Mais, le bât blesse parfois, et c’est la direction musicale qui pêche. Daniel Oren oscille en permanence entre un mezzo forte insipide et des forte attendus (« Te Deum ») mais pas toujours à l’écoute du plateau, sans parler de ralentis trop fréquents pour être signifiants. Tous les pupitres de l’orchestre sont fondus en quasi-permanence, sans relief, le duo d’amour du premier acte est pris sur un tempo si lent qu’il pourrait figurer au Guinness des records de l’œuvre… il est presque incroyable que les solistes arrivent non seulement à suivre, mais à nuancer dans de telles conditions. Il en résulte un premier acte beau à l’oreille, porté par une Martina Serafin déjà titulaire du rôle lors de la dernière Tosca à Bastille et un Marcelo Alvarez très investis, redoublant d’intelligence et de musicalité. Pourtant le théâtre, la passion manque parfois. A fortiori quand Ludovic Tézier se fait annoncer souffrant avant le lever de rideau. La faute n’est pas dans la direction d’acteur de Pierre Audi qui donne constamment du grain à moudre à ses personnages. Si l’on se réfère à ce qu’écrit son dramaturge, Klaus Bertisch, toute la mise en scène interroge la place du religieux (alibi chez Scarpia, indifférence et rejet chez Cavaradossi et ferveur sans bigoterie chez Tosca) et les ressorts dramatiques qu’elle procure. Ainsi Audi soigne les gestes et les déplacements. Tosca minaude et fait de cette église du premier acte, le théâtre de sa petite manipulation – pour changer la couleur des yeux de la femme du tableau – et le Chevalier se laisse faire. Le sacristain (bien campé par Francis Dudziak) servant d’intermède comique avant d’être harcelé tant politiquement que sexuellement par les sbires de Scarpia. Des sbires et autres petits rôles tous bien tenus.
Pour en revenir à la direction musicale, ce qui au premier acte pouvait passer pour une forme d’originalité, certes fort peu théâtrale, révèle, tel Scarpia, sa vraie nature au deuxième acte. La battue lente n’est pas celle d’un esthète en recherche de poétique dans les phrases de Puccini, mais celle d’un chef réduit à une mise en place – laborieuse – des masses orchestrales. Tensions et crescendos passent à la trappe, notamment au cours de la scène de torture ou de la pantomime avant le meurtre du Baron. Quel contraste pourtant avec l’engagement des chanteurs et avec ce que la scène donne à voir ! Si Ludovic Tézier connaît quelques anecdotiques accidents, dus à son état de santé, (les notes qui se dérobent ne sont par ailleurs pas les plus ardues) le personnage est néanmoins bien là. C’est dans l’onctuosité de ces phrases bien construites et dans ces mots bien ciselés que se dissimulent le fiel, la perversité et la jouissance de la souffrance d’autrui. Même diminué, Tézier incarne donc un Scarpia complet. Une prise de rôle réussie pour le baryton français qui nous a accordé un entretien à ce sujet.
A quoi répond une Tosca généreuse de Martina Serafin. Oui, l’aigu et l’enfilade d’ut du deuxième acte sont inégaux techniquement mais qu’importe… le soprano autrichien porte son personnage, de la minauderie initiale au sacrifice final, alors que lui répond un Marcelo Alvarez particulièrement inspiré. Beaucoup de nuances dans l’élégie et le romantisme et une véhémence (les « Vittoria » du deuxième acte) crânement assurée malgré un aigu forte émis de manière uniforme et en puissance. Le ténor argentin est bien souvent excessif dans sa gestuelle, mais on apprécie que ces excès se retrouvent dans la générosité de son chant.
Le dernier et troisième acte est sûrement le plus problématique. La scène ne se déroule plus au sommet du Castel Saint-Ange, mais dans un campement en campagne romaine. Certes on comprend mieux pourquoi l’acte s’ouvre sur le chant d’un jeune berger (à la justesse approximative…) mais Tosca ne pourra pas se jeter dans le vide en rase campagne. C’est là que Pierre Audi mène sa mise en scène au bout de l’arc symbolique esquissé depuis le début de l’oeuvre. Depuis plus d’une heure il a excité l’intelligence de son spectateur sur la valeur des espaces théâtraux et leur signifiance tant dramatique que politique. L’exemple même en est le « Vissi d’arte » que Tosca chantera seule, en représentation d’elle-même, pour un Scarpia qui la met en scène avant de s’éclipser dans la « coulisse chambre de torture » et de ne reparaître qu’une fois le morceaux de bravoure achevé. Dans le même ordre d’idée, le final de l’opéra sera bien plus métaphorique qu’un simple saut dans le vide. Il est entièrement fait de lumière et d’ombre.