On observe depuis quelques temps un retour en grâce du Hamlet d’Ambroise Thomas : donnée en janvier dernier simultanément à Paris et à Saint-Étienne, l’œuvre est prévue en version de concert cet été au Festival de Radio France de Montpellier, tandis que l’Opéra de Paris prépare une nouvelle production scénique pour la saison prochaine. Mignon ne connaît pas un tel regain d’intérêt, même si l’ouvrage a été repris à l’Opéra Comique en 2010, où il avait été créé en 1866 et connu un succès phénoménal qui ne s’estompa que dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Il faut dire qu’en dehors des tubes « Connais-tu le pays » et « Je suis Titania la blonde », auquel on pourrait adjoinre la romance de Wilhelm « Elle ne croyait pas », qui constituent sans aucun doute les trouvailles mélodiques les plus mémorables de Thomas, l’œuvre n’est pas toujours d’une grande originalité, ni d’une inspiration élevée dans ses conventions formelles. Surtout, le livret sacrifie un peu trop sa matière originale – un ouvrage de Goethe intitulé Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, malheureusement tout aussi inconnu de nos jours que l’opéra de Thomas – au goût du public de son temps : Mignon est une forme de mignardise à la dramaturgie parfois mièvre.
Ainsi, pour mieux révéler Mignon au public d’aujourd’hui, le metteur en scène Vincent Boussard revient au roman de Goethe. Wilhelm Meister retrouve ici sa position de personnage principal, au cœur d’une proposition où sont mis en valeur tous les éléments de l’œuvre qui se rattachent au théâtre. La scène est un théâtre : au fond, une toile peinte en grisaille représente une salle à l’italienne, miroir de celle où se tient le public de l’Opéra royal de Wallonie, tandis que les choristes figurent un public venu assister au spectacle d’une troupe de baladins à laquelle Mignon appartient. Wilhelm Meister s’extrait du public et monte sur scène pour rejoindre, malgré lui, cette troupe d’artistes.
Le deuxième acte prend place dans la loge de la chanteuse Philine, comme indiqué dans le livret. L’air de la soprano qui ouvre l’acte est une répétition de chant, Philine s’accompagnant au clavecin, et « Je suis Titania la blonde » est chanté pour elle-même dans sa loge, tandis qu’elle change de costume et range ses falbalas dans une malle. Quant à Lothario, personnage mystérieux et protéiforme, il est tour à tour chanteur qui suit sa partition, impresario ou metteur en scène.
On notera une possible référence à Carmen, dont le rôle-titre a été créée par Célestine Galli-Marié, la même qui chanta pour la première fois le rôle-titre de Mignon : « l’enfant de Bohème » lance sur Meister un bouquet de fleurs rouges qui agit sur lui comme un sortilège. Il ne se brisera qu’à la toute fin du spectacle, où la résurrection de Mignon signe le terme d’une forme d’initiation : Mignon, Lothario et tous les autres personnages étaient réellement des comédiens qui représentaient une histoire dont Meister était spectateur et acteur involontaire.
La proposition, quoiqu’assez rebattue, met bien en valeur la richesse insoupçonnée du livret. Cependant, certains choix nuisent parfois à l’interprétation musicale : le papier dans lequel est emballé Mignon, comme un bouquet de fleurs, fait un bruit assez pénible et les multiples actions que doit réaliser Philine pendant ses airs en altèrent un peu le rendu. De plus, le choix de la version dialoguée de l’œuvre est tout à fait louable et pertinent, mais leur exécution est pleine de faux rythmes : beaucoup de scène tombent à plat par manque de rebond.
Pourtant, tous les artistes chantent et parlent un français limpide. À commencer par Stéphanie d’Oustrac, qui campe un Mignon troublant. Le timbre acéré de la mezzo-soprano française est chargé des rôles tragiques qu’elle a endossés par le passé et d’une grande sensualité androgyne. Sa version de « Connais-tu le pays » est tendue par un legato gracieux. Certes, le rôle est parfois un peu trop aigu, mais elle habite le plateau avec souveraineté, passant de la timide jeune fille des actes I et II qui semble découvrir l’amour, à la femme accomplie du dernier acte, tragédienne qui fait trembler sa toge d’une main pour séduire définitivement Wilhelm Meister.
Philippe Talbot (Wilhelm Meister) et Jodie Devos (Philine) © J. Berger
On l’admire et la suit depuis plusieurs années, mais Jodie Devos s’impose désormais définitivement comme l’une des plus grandes artistes de son temps. Déjà merveilleuse d’engagement dans une récente Vie parisienne où elle rayonnait, elle réussit encore ici à triompher en incarnant une Philine qui fait feu de tout bois. Brûlant les planches, ne faisant qu’une bouchée de la vocalité agile du rôle, offrant un timbre moelleux et une voix puissante, elle dresse un portrait accompli de cette chanteuse qui charme tous ceux qui la croise et que le public révère, en y prenant un plaisir visible.
Philippe Talbot prête sa voix à Wilhelm Meister, auquel il apporte sa juvénilité de timbre et la grâce de sa musicalité. Sa romance du dernier acte, portée par un phrasé intense, est un moment suspendu. Lui aussi très à l’aise scéniquement, on ne pourrait lui reprocher qu’un certain manque de projection, certains aigus ne claquant pas vraiment.
Lothario est quant à lui interprété par Jean Teitgen, dont la chaude voix de basse, à la fois autoritaire et tendre, sied parfaitement à ce rôle de vieil homme désespéré et un peu fou, pour lequel on ne peut éprouver que de la sympathie. De plus, le français est dit avec une clarté remarquable et la voix sonne ample naturellement, sans qu’on ne sente à l’œuvre aucun grossissement artificiel.
Dans cette version avec dialogues parlés, les rôles de Laërte, le frère de Philine, et de Frédéric, l’un de ses prétendants, ont très peu de parties chantées. Jérémy Duffau s’acquitte du premier avec une grande facilité, tout comme Geoffrey Degives, qui doit incarner un Frédéric plutôt bouffe, et peu adroit. Quant au Jarno de Roger Joakim, il parvient à marquer en n’étant présent que très brièvement au début de la représentation, grâce à une belle présence et surtout un mordant appréciable.
Incarnant des spectateurs le plus souvent en fond de scène, ce qui pourrait le faire sonner lointain, le Chœur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège présente pourtant une homogénéité sonore et une diction tranchante qui lui donnent une présence rare, en particulier du côté des pupitres masculins. L’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, augmenté de quelques renforts issus des classes du Conservatoire de Liège, est placé sous la direction d’un Frédéric Chaslin attentif, qui délivre une lecture soignée de l’ouvrage. La harpe et la petite harmonie sonnent avec une élégance particulière et les cordes forment un tapis velouté sur lequel les voix peuvent se poser. On pourrait cependant imaginer une interprétation plus tranchante et contrastée, qui cèderait moins franchement à l’image qu’on se fait de l’œuvre, douce et académique. D’autant plus que c’est ce que l’on sent poindre dans les dernières minutes de l’ouvrage, où la reprise du thème de « Connais-tu le pays » prend sous sa baguette une dimension presque tragique, voire inquiétante.