Un quart de siècle depuis la redécouverte historique de Glyndebourne, plus de 250 ans après la création à Londres, le Royal Opera House accueille sa première Theodora. Entre ces dates, le monde a changé, la mise en scène s’est saisie de problématiques nouvelles et les livrets passent désormais à la moulinette de la « cancel culture ». Que peut-on remettre en question dans ce récit édifiant d’une martyre sous Dioclétien ? Le programme de salle et la presse britannique ont sûrement été trop prompts à parler de relecture féministe de l’œuvre. Bien évidement Katie Mitchell n’allait pas rester les bras ballants devant cette histoire d’une croyante insoumise que l’on veut punir non par la mort, mais par le corps, en en faisant une esclave sexuelle. Pourtant, au sortir de cette époustouflante production, ce sont bien moins les enjeux liés au féminin qu’au religieux qui nous semblent au cœur de la synthèse remarquable que la metteure en scène opère. Sa lecture dynamite l’œuvre de l’intérieur. Elle prend au mot ce que disent les personnages de leur foi et l’illustre avec des significations et des signifiants d’aujourd’hui. Le problème c’est que ce qui était édifiant pour la morale religieuse de la société de Haendel nous apparait aujourd’hui comme du terrorisme pur et simple. Glaçantes que ces scènes du premier acte, où l’on prépare un pain de plastique artisanal chez les Chrétiens. Glaçante Irène, fanatique en cheffe, affairée aux dessins mortifères de sa secte qu’elle vante comme des « deeds of highest honor » (toute fin du premier acte). De même, les Romains et leur paganisme se sont transformés en citoyens sécularisés, prompts à lancer des chasses aux sorcières contre toute forme de foi, surtout dans sa forme radicalisée. Leur perversion s’est déplacée vers la prostitution, la drogue, la pole dance… ce que des tableaux hypnotisants avec des danseuses phénoménales viennent illustrer. Alors certes on pourra arguer que le huis clos entre arrière-cuisine, salle de réception et cabinet des plaisirs de l’ambassadeur romain est une sérieuse entorse à la lettre du livret. Le résultat fonctionne de manière si précise et les mots du livret trouvent un tel écho dans ce que l’on voit qu’on oublie vite cette transposition. Le propos va plus loin. Katie Mitchell donne à voir ce que l’intransigeance du sécularisme peut provoquer en conséquence directe. Qui est le monstre de qui, nous demande-t-elle ? Faut-il trouver une gradation dans la barbarie ? C’est pourquoi, le final, où Theodora et Didymus abattent les romains, semble moins la victoire du féminin (car oui le corps et la voix de contre-ténor sont stigmatisés de la même faiblesse féminine dans nos représentations phallo-centrées) que la victoire des fanatiques sur l’intransigeance profane. La réalisation est d’une finesse incroyable, au rendu cinématographique permanent, ce que le décor coulissant et des panneaux obstruants vient encore renforcer. Le jeu au ralenti, gimmick de Katie Mitchell qu’elle utilise au moins à 3 reprises, dont le final de l’oratorio, convient tout à fait au tempo de la narration haendélienne.
© Camilla Greenwell
Un récit porté par le souffle constant de Harry Bicket en fosse. Pas de formation baroque invitée pour l’occasion, mais l’orchestre maison n’a pas à rougir une seule seconde. Il possède la précision et la souplesse : aucune scorie n’émaille la soirée et le drame vit tant et si bien que cet oratorio nous parait bien plus théâtral que certains opéras du maitre. Homogène et chaleureux, le chœur atteint un niveau d’excellence remarquable, aussi crédible dans la joie et la brutalité des romains que dans l’affliction et la passion religieuse des chrétiens.
Last but not least, la distribution réunie atteint des sommets, à la fois par le chant – même si l’on peut apposer quelques bémols ça et là – par l’engagement scénique et par le travail de groupe. Jouer et chanter dans un travelling géant de plus de 3 heures n’est pas une mince affaire. Tous sont prodigieux de justesse scénique, de soutien du regard de l’autre. Bien entendu, il faut faire une mention spéciale à Jakub Józef Orlínski. Katie Mitchell se sera rappelée de ses pochettes d’album et elle prend le prétexte de l’échange d’habits avec Theodora pour lui faire revêtir un courte robe bustier en lamé argent, avant d’initier le break dancer à la pole dance avec les prostituées de Vénus. On sait les réserves que nos confrères ont pu émettre sur l’étendue des talents vocaux du contre-ténor. Ce soir, la ligne et le phrasé sont classieux, le timbre d’une douceur de mohair sur une vaste étendue vocale. Surtout la puissance est remarquable et fait plus que soutenir la comparaison avec ses comparses. Gyula Orendt propose un Valens que l’on adore détester. Les accents et éructations du despote sont parfaitement rendus même si le baryton savonne quelques vocalises. Ed Lyon déploie des trésors de phrasé quasi mozartiens dans son portrait du capitaine torturé entre devoir et compassion. Il escalade avec brio les aigus les plus tendus de son dernier air et signe un quasi sans-faute. Julia Bullock commence la soirée en mode piano. La voix, moins chaleureuse et colorée, peine à accrocher aux premiers affres de Theodora. Le chant prend moins de risque également. Pourtant dès le deuxième acte, l’incarnation gagne en consistance et va aller crescendo jusqu’au duo dans la prison avec Didymus. Elle conservera cette intensité pendant le troisième acte. Si Joyce DiDonato n’avait pas « trouvé le chemin du cœur » de notre confrère au Théâtre des Champs Elysées au novembre dernier, elle fait ce soir-là chavirer le Royal Opera House. Peut-être parce que la mezzo américaine possède cette aura inimitable en scène, où la justesse du jeu et des expressions viennent seconder l’excellence, l’intelligence et la musicalité du chant. Le grain de son timbre s’incruste dans la pureté de la ligne vocale comme des enluminures en stucs. « Lord, to Thee, each night and day » qui ouvre le troisième acte lui vaudra un des rares triomphes, d’un public qui, le reste de la soirée, n’aura pas souhaité interrompre les flots de ce spectacle hypnotique. L’ovation pendant les saluts n’en sera que plus forte et méritée.