Simple et évident, ainsi pourrait-on résumer le quatrième opéra de Kris Defoort en création mondiale à la Monnaie de Bruxelles. Une œuvre humaine et puissante qui en deux heures et demie nous fait embrasser une cinquantaine d’années de l’émancipation des Noirs américains par le prisme d’une famille mixte, réunie par la musique. Adapté du roman de Richard Powers, The Time of our Singing, narre la rencontre de l’afro-américaine Delia avec David, juif ayant fui l’Allemagne de l’Holocauste. De leur union naîtront Jonah, Joey et Ruth et autant de chemins possibles sur l’acceptation de soi, sa place dans la société, les voies que l’on veut et peut arpenter, la voix que l’on peut faire entendre. Les thèmes que cet opéra brassent sont tous d’une actualité mordante et ils s’imbriquent avec naturel dans la trame du récit, entre la Grande Histoire de la lutte contre la ségrégation et l’histoire de cette famille, qui malgré ses lignes de tension (Jonah vit une carrière européenne de chanteur d’opéra, Ruth s’engage avec les Black Panthers) se réunit toujours autour de la musique et du chant, premier ciment qui avait provoqué le coup de foudre entre Delia et David.
The Time of our Singing © Bernd Uhlig
La composition de Kris Defoort s’attache à l’essentiel, rien de plus. Il ne s’agit pas de réinventer le théâtre lyrique mais de l’accorder à son sujet. L’orchestre de chambre de la Monnaie se voit donc enrichi d’un saxophone et de trois pianos, deux en fosse et un sur scène, personnage à part entière. Le jazz enlace l’orchestre. Les rythmiques épousent le récit, citent ces songs afro-américaines obsédantes. Le chant trône enfin dans cette composition. Car au-delà de cette histoire belle et émouvante, des « bœufs » enchantés viennent ponctuer le récit quand la famille se retrouve malgré ses divisions : les vocalises autour du piano, Ruth qui rappe le récit des émeutes, l’école pour enfants des quartiers pauvres enfin, où peut se jouer la réconciliation finale entre la fratrie brisée.
Ted Huffman, décidément metteur en scène de bien des créations marquantes en Europe ces dernières années, aborde l’œuvre avec la même humilité que le compositeur. Le dispositif scénique se définit par sa simplicité : la scène est encadrée de tables, quelques accessoires sont à disposition, comme pour permettre l’improvisation des acteurs. Ce théâtre à nu voit se développer une direction d’acteur subtile, soutenue pour porter les chanteurs dans leur incarnation. Pas d’esbroufe, de surjeu, d’esthétique envahissante : des corps et des regards, des lignes de fuite, des centres d’attraction.
Il n’y a guère qu’un seul écueil que le spectacle ne parvient à esquiver qu’en partie. Créé à La Monnaie, au cœur de l’Europe blanche et bourgeoise, la dichotomie entre les solistes et le chef d’une part, l’orchestre et le public d’autre part, est manifeste. Si hommage est rendu à Jonah (personnage historique) et à sa carrière en Belgique, l’on sent bien que les voies de l’accès à la culture lyrique sont encore timides. The Time of our Singing, en célébrant l’universalité du chant, en dynamitant même « Nessun dorma » dans une citation pastiche qui en réécrit les paroles en ode à la liberté pour l’artiste noir, indique un des chemins, qu’il faudra encore arpenter en entier.
The Time of our Singing © Bernd Uhlig
Kwamé Ryan galvanise l’orchestre de chambre de la Monnaie et l’ensemble de jazz, tout en restant ancré à son plateau. Celui-ci étincelle grâce à chacun des solistes. Lilly Jorstad, sosie de Jessica Chastain, déambule avec un magnétisme aussi physique que vocal le temps d’un numéro de drague improbable. Abigail Abraham, torche scénique et voix dans laquelle s’entend la révolte contre l’injustice. Peter Brathwaite hérite du rôle le plus ingrat : Joey, comme bien des personnages pivot à l’opéra s’avère aussi le moins bien servi. Qu’importe, il marque par la justesse constante de son expression et de sa présence scénique. En Jonah, Levy Sekgapane convainc tout à fait, alors qu’il est pourtant loin des rivages rossiniens qui l’ont fait connaître. La clarté de l’émission et la lumière du timbre donnent vie d’emblée à ce fils prodige, bouffi d’ambition. Simon Bailey (David Strom) et Mark S. Doss (William Daley) trouvent les justes accents dans chacune de leurs scènes : le premier comme père aimant, blanc oublieux de la ségrégation, le second au contraire intransigeant et enfermé dans une identité irrévocable. Claron McFadden irradie en Delia Daley, la mère solaire de la famille. Avec une telle interprète, on remercie Kris Defoort de lui avoir conservé vocalises et interventions tout au long de l’opéra, malgré la mort assez précoce de son personnage. Les enfants, les figurants sans oublier le pianiste en scène, David Zobel, complètent avec brio ce plateau sans faille.