Ah, quel bonheur de voir une nouvelle fois confirmé que la musique contemporaine n’est pas imperméable à l’humour, et qu’il est possible de composer aujourd’hui des œuvres lyriques sur autre chose que des livrets abscons et sinistres ! Gerald Barry l’a prouvé avec son opéra d’après Oscar Wilde, créé en concert en 2011, puis en version scénique en 2013 (à l’Opéra de Nancy, il est bon de le rappeler), après quoi il s’est attaqué à un autre monument de la littérature victorienne avec une Alice au pays des merveilles qui cultive tout aussi délicieusement l’absurde. Car derrière l’apparence d’une comédie boulevardière, L’Importance d’être Constant est en réalité un superbe exemple de non-sens à l’anglaise ; derrière son intrigue à la symétrie savoureusement improbable se cache un vertigineux jeu sur le langage, ou pratiquement pas une phrase n’est à prendre au premier degré. Partant de ce constat, Barry s’autorise toutes les fantaisies et joue avec les sons comme Wilde avec les mots. Sa musique évoque ce que le Groupe des Six aurait pu écrire sous l’effet de substances toxiques si Les Mariés de la Tour Eiffel avait été un opéra, ou ce que Chostakovitch aurait pu composer en multipliant par dix les audaces du Nez. Bref, une partition qui secoue l’auditeur sans jamais le caresser dans le sens du poil, même s’il y passe des réminiscences de refrains connus ou de valses. A la tête de l’Orchestre de chambre fribourgeois, Jérôme Kuhn organise en fosse le délire sonore ; les cuivres dominent très sensiblement, ainsi que Barry l’a prévu pour conférer à cette heure de musique un caractère de joyeuse hystérie. On a déjà beaucoup parlé des quarante assiettes que l’on brise, mais bien d’autres effets encore mériteraient d’être relevés, et sur lesquels le spectacle a l’intelligence d’attirer spécialement l’attention.
En effet, pour sa mise en scène, Julien Chavaz a bien compris qu’il serait aberrant de monter cet opéra comme on donne encore souvent la pièce d’Oscar Wilde : dans des décors et costumes tout à fait réalistes, et avec un style de jeu non moins réaliste. Dès le lever du rideau, le spectateur est plongé dans un univers improbable, dont rien ne cherche à nous persuader de l’existence. De larges bandes de tissu écossais susceptibles de bouger en tous sens forment la scénoraphie, où à peine un meuble ou deux apportent un semblant d’ancrage dans le réel. Les tenues des personnages renvoient vaguement aux années 1960, mais les perruques de couleur pastel et les maquillages de la même teinte achèvent de déréaliser le tout. Surtout, la gestuelle adoptée par tous se calque sur la musique, avec des moments tout à fait irrésistibles (on pense notamment à ces passages où le manuel d’allemand de Gwendolen semble transmettre un courant électrique à haute tension). Sans jamais être redondants, ces mouvements soulignent au contraire tout le potentiel comique de la musique, pour un résultat ô combien jubilatoire.
G. Danby, E. Ballard, N. van Essen, Timur, V. Casagrande, A. Scherzer, J. Walker, S. Beard © Magali Dougados
Et loin de paraître éprouvé par cette gesticulation superposée à des lignes de chant qui ne sont pas de tout repos, les chanteurs se tortillent comme ils respirent, avec une aisance confondante. Les deux héros sont idéalement interprétés, par le baryton britannique Ed Ballard et par le ténor Timur (on imagine qu’il a jugé plus commode pour faire carrière de laisser de côté son patronyme d’origine kazakh). Du côté des jeunes filles, on est bluffé par les suraigus que l’Américaine Alison Scherzer émet avec une facilité déconcertante et sans la moindre aigreur, tandis que la mezzo néerlandaise Nina van Essen se montre également convaincante dans son personnage. On sait que Gerald Barry a eu l’idée loufoque de confier le rôle de Lady Bracknell à une basse : moins brutal dans son jeu scénique qu’Alan Ewing, titulaire à la scène et au disque, Graeme Danby est superbe de suffisance. Mention spéciale pour Jessica Walker, qui confère à Miss Prism un relief inattendu, faisant de la gouvernate une sorte de « ravie de la crèche » tout à fait réjouissante. Préposé au cassage d’assiettes, Vincent Casagrande est un domestique à la présence lunaire, tandis que Steven Beard, bien qu’acteur, s’intègre parfaitement à l’équipe de chanteurs.
Après cette première parisiennes, les trois autres représentations auront lieu les 22, 23 et 24 mai : il est important d’y assister.