La tournée impressionnante de ce Beggar’s Opera est à la hauteur d’une œuvre citée dans toutes les anthologies de la musique mais très rarement montée : le spectacle a été donné à Paris, Clermont-Ferrand, Thiré, Reims, mais également en Angleterre, Italie, Grèce, Luxembourg, Suisse et Belgique. Le Grand Ouest en a fait son miel plus que toute autre région, avec de nombreuses représentations, tant dans les maisons d’opéra que dans les scènes nationales ou les théâtres municipaux. De La Rochelle à Saint Brieuc en passant par Vannes, il est notable que les salles les plus prestigieuses comme les plus modestes aient pu proposer une même programmation.
© Patrick Berger
La direction artistique s’attache à l’esprit plutôt qu’à la lettre de l’oeuvre et l’assume parfaitement. En son temps, John Gay fut journaliste et pamphlétaire, sa charge contre la corruption des institutions et sa satire des moeurs se devait d’être actualisée pour conserver son mordant. William Christie et Robert Carsen ont manifestement travaillé de connivence pour ciseler ce programme présenté comme la création d’une nouvelle version de l’oeuvre originale.
Preuve de son implication, l’orchestre, d’ailleurs, prend place sur scène, mais pas de manière classique : l’ensemble du décor est fait de cartons, échos de la marchandise dérobée par les malfrats. Cet amas monte jusque dans les cintres, car il n’y a pas d’échappatoire à cet univers malsain. Il suffit alors de quelques accessoires pour que l’entrepôt initial devienne pub ou prison. Les musiciens semblent faire partie de la bande. Ils installent leurs propres cartons pendant la scène d’ouverture afin de constituer sièges et pupitres. Des IPad – un lot volé ? – contiennent leurs partitions. Leur look de loubards entre punk et grunge est déjà un régal en soit. Le contraste entre leur apparence, la dope qu’ils se partagent, les bières qu’ils boivent au goulot et la beauté des instruments baroques se révèle tout à fait savoureux.
Tous participent à l’action, comme ils sont partie prenante de la musique. A la précarité apparente de leur installation répond la volatilité de leur interprétation. Tout au long du processus de création ils ont enrichi la partition par des improvisations ou par des modes de jeux originaux. L’instrumentarium choisit avec quintette à cordes, hautbois, flûte, luth et percussions est à cet égard particulièrement pertinent. Il permet un travail des couleurs, des atmosphères, et des jeux sonores éminemment créatif. Parmi ces excellents musiciens, mention spéciale à ce sujet aux percussions de Marie-Ange Petit ainsi qu’aux duos délicats proposés par Anna Besson et Massimo Moscardo, respectivement à la flûte et au luth. On est là dans la plus réjouissante tradition musicale baroque. D’ailleurs, si l’on en croit le programme, chaque soir, tous improvisent à nouveau à partir d’une trame plus ou moins succincte, comme c’était le cas à la création de l’oeuvre.
Il faut dire que ce premier « ballad opera » de l’histoire, est avant tout un patchwork d’airs célèbres à l’époque. On y reconnaît avec plaisir des airs traditionnels comme Greensleeves ou encore des pages de Haendel ou Purcell aux textes parfois décalés avec beaucoup d’ironie.
A cette partition composite répond une intrigue parfaitement cohérente. Polly, fille du mafieux Peachum, épouse une petite frappe en pleine ascension, Macheath. Dégoûté de l’échec de son éducation – se marier par amour plutôt que par intérêt, quelle aberration… – Peachum, décide de dénoncer le jeune homme afin que sa fille, devenue veuve, récolte le pactole. Macheath n’est pas en reste puisqu’il a déjà mis enceinte Lucy, la fille du bien nommé et néanmoins fort corrompu Lockit, chef de la police. Voilà qui permettra à notre séducteur de sortir de prison sans encombre. L’immoralité la plus totale et la plus assumée règne donc dans ce Londres interlope où cupidité, trafics, malversations et dépravations sont autant de maîtres-mots. Eugène Sue dans les Mystères de Paris, traite du même univers, quatre-vingt ans plus tard, pour en dénoncer la misère, les injustices. The Beggar’s Opera, lui, force le trait de la satire.
La mise en scène suit la même pente avec une jouissance manifeste jusque dans les détails : pas de pendaison sans selfies, des rails de coke sont inhalés jusque sur les landaus … Les bas-fonds dépeints par le livret tendent un miroir outré aux travers de notre époque. On en rit d’autant plus volontiers que la soirée est menée tambour battant avec un formidable sens du rythme théâtral. Le registre est celui de la farce, du vaudeville et si le rire est un peu gras, qu’importe, c’est la loi du genre.
Les costumes de Petra Reinhardt sont vulgaires à souhait et pourtant séduisants jusque dans les détails et les matières. Les chorégraphies de Rebecca Howell utilisent tous les clichés du hip hop et du RnB (femmes trophées sur-sexualisées, testostérone ostentatoire…) pour des propositions millimétrées qui ajoutent encore à l’énergie de l’ensemble.
Il faut dire que la plupart des interprètes viennent du monde la comédie-musicale, danser ne les effraie donc pas. Evidemment, dans le cadre d’une vénérable maison d’opéra, les voix surprennent et un temps d’adaptation est nécessaire. Mais le travail des couleurs, l’excellente diction qui joue avec bonheur des différents accents anglais, compensent les imperfections techniques. La gouaille survitaminée de Beverley Klein, Madame Peachum, sa voix de poitrine bien ancrée et son total look panthère font passer un vibrato envahissant. Son mari est incarné par Robert Burt, l’un des seuls artistes de formation classique de la troupe, qui s’enorgueillit d’une belle prestance et d’une voix à l’avenant même si ses aigus gagneraient à être plus couverts. Il donne la réplique au Lockit de Kraig Thornber, épatant comédien.
Face à eux, la jeunesse est très à son affaire ; dans le jeu comme dans le chant, le gang des malfrats comme celui des prostituées emportent l’adhésion sans restriction.
Benjamin Purkiss est un Macheath de belle tenue, sa dégaine désinvolte évoque le Travolta de Grease. Si les registres manquent un peu d’unité, les graves sont bien campés, le timbre caressant à souhait. Il séduit sans mal les deux amoureuses Polly et Lucy. La fille de Peachum, incarnée par Kate Batter, toute de rose vêtue, bénéficie d’un soprano perlé particulièrement séduisant tandis que sa rivale, Olivia Brereton, profite d’une voix et d’une présence plus corsée. Leurs duos et trios fonctionnent parfaitement, les timbres s’accordant à merveille tandis que quelques airs, chantés à cappella, apportent une fragilité et une émotion bienvenue qui ponctue la soirée avec délicatesse.
Pas de temps morts dans ce spectacle qui emporte le spectateur dans un tourbillon d’énergie sans lasser grâce à une constante créativité musicale et scénique. Preuve que quand deux monstres sacrés, oeuvrent en totale complicité, ils sont à même d’embarquer l’ensemble des artistes dans une même direction pour le plus grand plaisir des spectateurs : brillant !