Lorsqu’on en arrive à un contresens total entre ce que l’on entend et ce que l’on voit, que faire ? Fermer les yeux et s’abandonner aux délices de la musique ? Se boucher les oreilles et se confronter à la laideur de ce qui nous est montré ? Assumer le paradoxe au risque de perdre la cohérence d’un spectacle ? La question se pose sans cesse pour le spectateur bruxellois en ce début de saison de la Monnaie. C’est que Natahalie Stutzmann et ses chanteurs ne ménagent pas leurs efforts pour rendre justice au chef-d’œuvre de Tchaikovsky, pendant que David Marton s’évertue à le déconstruire avec une minutie jamais prise en défaut.
Il y a d’abord, de la part du metteur en scène le refus de toute beauté plastique, même éphémère. Tout est laid, des costumes aux éclairages en passant par les décors (ces blocs de béton colorés à l’acte II surpassent les pires horreurs de la RDA). Sans doute la jouissance esthétique est-elle vue par David Marton comme un péché, un reliquat de la société bourgoise, ou une atteinte au sérieux du travail théâtral. Loin de nous toute vision passéiste ou superficielle : la beauté n’est pas l’alpha et l’omega de l’art, fut-il lyrique, et certaines œuvres (on pense aux Janáček de Marthaler) s’accommodent fort bien d’une certaine dose de laideur. Mais Tchaïkovski ? Ses élans lyriques ? Ses adorations classiques ? Son tropisme italien ? Le scepticisme est permis.
@Bernd Uhlig
Deuxième axiome autour duquel se bâtit le spectacle : le refus de toute littéralité. Il ne faut jamais laisser croire au public qu’il voit ce que le compositeur et son frère librettiste ont conçu. Il faut sans cesse transposer, décaler, ajouter, retrancher. Le meilleur exemple est celui de ce pianiste présent à plusieurs moments-clés, qui plaque ses accords sur la partition, et dont on supposait au départ qu’il personnifiait le compositeur, mais qui peut tout aussi bien être un double du metteur en scène lui-même et du souvenir qu’il évoque dans le programme. Peu nous chaut, à vrai dire, tant cette mauvaise idée s’ajoute à beaucoup d’autres (les innombrables figurants SDF, les nombreuses scènes jouées en plus de la musique, rideau baissé …). En définitive, ce sont tous les clichés du Regietheater qui s’accumulent ici jusqu’a la nausée, comme autant de témoins d’une pensée érigée en système et sclérosée dans ses tics. David Marton avait pourtant laissé entrevoir bien autre chose dans son Capriccio de novembre 2016, et quelques moments montrent l’homme de théâtre qu’il pourrait être s’il consentait à se laisser émouvoir par l’œuvre plutôt que de vouloir la détruire : la rencontre entre Hermann et la Comtesse, sur fonds de motifs psychédéliques, et la relation très ambigüe qui se noue entre eux, ou bien la sorte de danse macabre qui vient, comme dans les églises du Moyen-âge, entourer les protagonistes condamnés. A l’heure des comptes, le verdict est sans appel, et cette mise en scène est un échec.
On sera d’autant plus reconnaissant à l’équipe musicale des efforts qu’elle déploie pour rendre justice a une partition qui n’a rien perdu de son pouvoir d’envoûtement. Très attendus, les débuts à La Monnaie de Nathalie Stutzmann en tant que chef ne déçoivent pas. Dès le prélude, elle impose un contrôle du son sans faille, tenant très fermement les rênes d’un orchestre qui déploie une profondeur digne des plus grandes phalanges. Les scènes liées à l’élément fantastique sont les plus marquantes, mais tout serait à citer, de même que les individualités de l‘Orchestre symphonique de La Monnaie, qui confirme qu’il est très en forme pour ses 250 ans. Les chœurs livrent une prestation convaincante, alors que le metteur en scène ne sait visiblement pas quoi faire de ces foules, et n’hésite pas à faire chanter en coulisses le chœur des dames de compagnie, par exemple.
La distribution offre quelques points forts : le Yeletski très bien chantant de Jacques Imbrailo, avec dans le final plus de mordant qu’on en donne généralement, le Tomski distancié et drôle de Laurent Naouri, la Paulina de Charlotte Hellekant, aux raucités inhabituelles, dont la romance brise le coeur, les comparses que sont Alexander Kravets, Justin Hopkins et Mischa Sheliomanski, tous sonores et bons acteurs. Pour les têtes d’affiche, le bilan est plus contrasté : la Lisa d’Anna Nechaeva a toutes les notes du rôle, mais ce n’est pas faire insulte à cette artiste très honnête que de dire qu’elle n’a pas encore le format des Lisa historiques que furent Freni, Vichnievskaia ou Guleghina. Anne Sofie von Otter hypnotise dès qu’elle paraît, et un regard suffit à clouer le spectateur sur son siège. Ses « je crains de lui parler la nuit » sont un mélange d’horreur et de séduction, mais la voix de la plus glorieuse mezzo des années 90 n’est qu’une ombre. Reste à parler de Hermann, celui que Tchaikovski lui-même considérait comme le personnage central de son opéra : Dmitry Golovnin commence très mal, avec une voix qui paraît toute petite et mal placée. Il gagne en assurance au fil du spectacle, et se révèle peu à peu avoir les moyens réels du rôle, même si il reste plutôt léger face à Atlantov (Ozawa) ou Grigorian (Gergiev). Il conjugue agréablement force et lyrisme, et son portrait musical s’avère au final très convaincant. C’est surtout son incarnation scénique qui marque : la manière progressive dont il marque la folie qui s’empare d’Hermann et l’isole de tous est saisissante ; on n’est pas près d’oublier son regard perdu à l’acte III. Il est presque la seule raison pour laquelle il faut malgré tout garder les yeux ouverts pour qui décide d’aller voir cette Dame de Pique.