Mozart, Paisiello, Rossini, Darius Milhaud et plusieurs autres… autant de compositeurs qui ont trouvé dans la trilogie de Beaumarchais une source de livrets grâce auxquels ils se sont inscrits plus ou moins durablement dans l’histoire de l’art lyrique. Et si l’auteur du Barbier de Séville avait directement conçu un livret d’opéra ? Vous en rêviez, Beaumarchais l’a fait : après avoir conté sur le théâtre les mésaventures de Figaro, il se lança dans un texte bien plus « révolutionnaire », où l’affrontement entre le comte Almaviva et son valet prend un tour bien plus violent. Sous le déguisement d’une fable orientale – la scène est à Ormuz, mais il serait plus juste de dire que l’intrigue se joue dans une Asie de pure fantaisie, où l’invoque le dieu Brahma et où les jardins sont cultivés par des bostangis comme à Constantinople –, Beaumarchais se livre à une démolition en règle de deux piliers de l’Ancien Régime, la monarchie absolue et l’Eglise. A la figure détestable du sultan Atar, fourbe, cruel et bête, répond celle du grand-prêtre Arthénée, incarnation de la corruption qui tire ses revenus de l’exploitation des crédules croyants. Face aux « méchants », le gentil Tarare est un héros parfait : sa bravoure lui a permis de gravir les échelons de la hiérarchie militaire et lui vaut l’adoration de ce peuple dont il est issu. Par-dessus le marché, Tarare est heureux en ménage. Comme le comte des Noces de Figaro (« vedrò, mentr’io sospiro, felice un servo mio »), le despote ne saurait supporter le bonheur de son sujet, le crime « d’être heureux quand son roi ne l’est pas ». Atar fait donc enlever la belle Astasie pour en faire une des femmes de son sérail. C’est compter sans la ruse du castrat Calpigi, eunuque du sultan mais aussi éternel obligé de Tarare qui lui a sauvé la vie : comme dans Le Mariage de Figaro, un double travestissement permettra une fin heureuse, mais bien plus radicale : au lieu de se voir accorder un pardon généreux, le tyran préfère se donner la mort, et Tarare est obligé de porter la couronne que lui impose le vote populaire. Cette intrigue édifiante est encadrée par un étrange prologue rousseauiste où l’on voit la Nature créer des hommes indifférents aux distinctions et avantages créés par la société.
Sur ce livret, Salieri a écrit une musique qui évoque certes celle de son maître Gluck mais aussi, parfois, celle de son contemporain – rival ? – Mozart, et même Haydn ou presque déjà Beethoven dans le prologue où, après avoir apaisé les vents déchainés, la Nature ordonne aux atomes disperser de s’assembler pour former les êtres humains. Très peu d’airs au sens strict dans cet opéra, mais un dialogue sans cesse en mouvement, sous forme de récitatifs constamment accompagné par l’orchestre (pas de clavecin), une véritable dramaturgie musicale servie par une écriture inventive, avec néanmoins ce cadeau fait au public parisien, un divertissement en bonne et due forme, avec alternance de fort belles danses et de chants où s’opposent « bergères de cour » et « paysans grossiers ». Salieri a su s’élever à la hauteur du théâtre de Beaumarchais, pour un résultat qui ne vise pas à la noblesse antique des Danaïdes (1784) ou des Horaces (1786) mais qui convainc par de tout autres moyens : après sa création triomphale en 1787, Tarare fut régulièrement repris à Paris pendant quinze ans, tout en connaissant une carrière internationale dans sa version italienne.
C’est très (chrono)logiquement après avoir abordé la tragédie mythologique et le drame historique que Christophe Rousset s’attaque à la parabole politique, avec une fougue qui met en relief toute la richesse de la partition, où l’oreille est constamment étonnée par l’inventivité de celui qu’une mauvaise légende s’obstine à présenter comme un tâcheron. Les Talens Lyriques nous prouvent admirablement que la musique de Salieri (surtout celle qu’il composa pour la France) est bien mieux qu’une curiosité anecdotique. Depuis 1988, plus personne ne s’était intéressé à Tarare après Jean-Claude Malgoire, et c’était une erreur : souhaitons maintenant, surtout après l’enregistrement à paraître, qu’un directeur de théâtre remonte cette œuvre. Souhaitons aussi qu’elle soit alors confiée à une distribution d’une envergure comparable.
Bien qu’annoncé souffrant, Cyrille Dubois confère au rôle-titre tout le relief possible, alliant à la sensibilité qu’on lui connaît les couleurs héroïques nécessaires au personnage, sans doute le plus gâté quant aux airs. Le ténor peut y déployer cette aisance dans l’aigu qui ferait de lui un interprète de choix pour les œuvres destinées à des hautes-contres à la française, si on les lui proposait plus souvent. Face à lui, Jean-Sébastien Bou atteint des sommets : évitant avec soin la caricature ou la monotonie, il campe un tyran délicieusement abject, avec juste assez de grandeur dans la vilenie pour mériter la haine qu’il doit inspirer. Vocalement, le baryton se montre très à son avantage, avec une grande vigueur d’accents et une jubilation théâtrale très réjouissante. Tout aussi antipathique, mais dans un registre plus perfide, Tassis Christoyannis prête au brahmane Arthénée toute l’autorité nécessaire. En sémillant eunuque, Enguerrand de Hys confirme ses talents de comédien, joignant à une diction parfaite un timbre claironnant. Bien que les rôles féminins soient hélas un peu sacrifiés par le livret, Karine Deshayes profite de chaque occasion pour conférer à Astasie tout le dramatisme dont elle est capable, clamant avec force son attachement à son époux, tandis que Judith van Wanroij est une très piquante Spinette. On retrouve avec plaisir deux jeunes barytons familiers des productions du Palazzetto Bru Zane et du CMBV : Jérôme Boutillier, Urson gratifié d’un inattendu récit épique, et Philippe-Nicolas Martin, inquiétant Altamort, rival et assassin possible de Tarare. En vents déchaînés, ombres, peuple, Européens ou soldats, les Chantres du CMBV complètent cette réussite en y apportant leur indispensable contribution.
Et si vous n’étiez pas à Versailles, vous pouvez vous rendre au Theater an der Wien samedi 24, à la Philharmonie de Paris mercredi 28 novembre ou à Caen le 9 décembre pour retrouver ce concert.