Qui décide de mettre en scène Pelléas et Mélisande a le choix entre deux options : représenter le mystère ou tenter de l’éclaircir, pour un plus grand confort du spectateur. C’est résolument la première voie qu’a choisie Pierre Audi dont la vision, relativement sombre, se garde bien de lever aucun voile; elle se donne même le luxe d’ajouter quelques questions supplémentaires à un livret déjà bien chargé d’énigmes, et contourne certaines difficultés de bien étrange façon…
Le dispositif scénique imaginé par le sculpteur Anish Kapoor en 2008 (il s’agit d’une reprise) est une immense structure rouge sang posée sur un plateau tournant; de face, côté concave, elle fait songer aux coupes de l’oreille interne qu’on trouvait jadis dans les manuels scolaires; de dos, côté convexe, elle paraît une gigantesque amphore coupée en deux et couchée sur le sol. Ce côté là est muni d’un escalier et d’une passerelle métalliques, qui figureront sans aucun accessoire tantôt la tour, tantôt la fontaine ou la grotte, avec plus ou moins de bonheur. Les personnages évoluent au pied ou au dedans de cette structure qui prend toute la place et créée un étrange effet oppressant. Le mystère et l’angoisse d’une lecture teintée de psychanalyse prennent bien vite le pas sur la poésie, pourtant bien réelle, de la pièce de Maeterlinck. Chaque personnage est travaillé très en détail, sans pour autant que la lecture du livret en soit simplifiée, bien au contraire. Parmi les nombreux éléments qui peinent à dévoiler leur sens, le plus étrange est sans doute de représenter Mélisande entièrement chauve (sauf lors du dernier tableau). Privée ainsi d’une partie de ses charmes, la pauvre fait penser aux femmes tondues de la libération ou aux malades en cours de chimiothérapie. Cela n’est ni beau ni poétique, très ingrat pour la chanteuse, certainement pas conforme au livret, juste dérangeant, propre à mettre le spectateur mal à l’aise. La scène ou elle doit dérouler ses longs cheveux devient dès lors impossible – elle constitue toujours un véritable écueil – et le problème est résolu ! Plus subtile est l’idée d’inclure dans de nombreuses scènes des personnages intrus : Yniold assiste ainsi à la lecture de la lettre de Golaud (scène 2), Golaud assiste caché à la scène de la fontaine (début de l’acte II), Geneviève est témoin de la dispute entre Golaud et Mélisande au sujet de la bague, etc… Ces chassés croisés contribuent à resserrer les liens d’une scène à l’autre et à renforcer la cohérence dramatique.
Deux distributions contrastées avaient été prévues pour cette reprise, correspondant à deux visions des rôles titres : soprano baryton d’une part, avec Stéphane Degout et Sandrine Piau ; mezzo et ténor d’autre part, avec Yann Beuron et Monica Bacelli. C’était sans compter les mauvais coups du sort : accidentée, Sandrine Piau a dû renoncer aux premières représentations, et nous voici avec une distribution hybride, mezzo et baryton. Ce n’est pas bien grave, les deux chanteurs sont excellents, et la voix un peu sombre de Monica Bacelli ajoute au mystère de la belle (mais chauve) Mélisande. Très impliquée dans son rôle, elle se prête avec docilité aux exigences de la mise en scène. La prestation musicale est très soignée, la prononciation du français impeccable, il y manque juste un peu de poésie, un peu de non-dit, un peu d’espace vide.
Stéphane Degout, devenu un des meilleurs spécialiste de ce rôle, est exceptionnel d’intensité, de précision et de profondeur, campant un Pelléas étonnement viril face au Golaud très étrange, voire inquiétant, de Dietrich Henschel. Ces deux voix masculines sont sans doute trop proches l’une de l’autre pour établir le contraste nécessaire entre les deux frères : peu de différence de timbre, pas de différence de génération, le rapport entre eux s’établit à l’inverse de ce qu’on représente d’habitude. Alors qu’on attend plutôt un Golaud posé et un Pelléas juvénile et fantasque, nous voici avec un Pelléas plein de maturité face à son frère aîné en proie à une étrange névrose, une maléfique fragilité. Leur rivalité n’en est que plus crédible et la jalousie de Golaud plus légitime, plus effrayante. Henschel le comédien se retrouve là dans sa meilleure veine, avec à défendre un personnage très caractérisé. Il a par ailleurs beaucoup travaillé la diction française, avec grand succès. La Geneviève de Sylvie Brunet-Grupposo est excellente, elle aussi. Sa voix sombre au timbre très riche impressionne. Arkel est chanté par Frode Olsen : s’il a sans conteste la prestance du vieux roi, il présente cependant quelques imprécisions dans l’intonation et son vibrato très large, bien qu’il contribue à caractériser l’âge du rôle, n’en est pas moins gênant pour une perception claire du chromatisme de Debussy. Soulignons enfin la très belle prestation de Valérie Gabail : sa vision du rôle d’Yniold, jamais fade ni geignarde, pleine de vie et de grâce, est très intelligemment menée et le personnage – si souvent ridicule – redevient crédible.
Dans la fosse, Ludovic Morlot, chef permanent « maison » depuis l’an dernier, imprime une vision très énergique de la partition: des tempos vifs, beaucoup de son, parfois au détriment des chanteurs, peu de transparence et de respirations, sa direction montre une vision dramatique bien construite. La sensualité lui ferait-elle peur ?