Le problème avec Siegfried, a-t-on coutume de dire, c’est Siegfried (ce qui réduit à une seule variable une équation autrement complexe mais passons). Allez trouver pour interpréter le superhéros un ténor intrépide, endurant et, au-delà des exigences vocales, crédible scéniquement, mi-hercule, mi-enfant, féroce et espiègle, le fils naturel de Rahan et de Fifi Brindacier en quelque sorte. Quoi d’étonnant à ce que les titulaires du rôle aujourd’hui se comptent sur les doigts de la main. Encore faut-il ne pas demander aux quelques élus de remplir toutes les conditions requises. Lars Cleveman à l’Opéra royal de Stockholm n’a pas cette prétention. Quand, au début de cette deuxième journée du Ring, dans un costume informe qui tient davantage du pyjama que de la côte de maille, il tente de régler son compte à Mime, on ne parierait pas un Sek – une couronne suédoise, la monnaie locale. – sur sa capacité à accomplir la mission confiée. Il faut dire que Niklas Björling Rygert est un Nibelung redoutable, teigneux, vicieux et surtout vigoureux, d’une santé vocale de fer. A l’écouter déverser ses jérémiades venimeuses d’une voix impeccablement projetée et articulée face à un partenaire dont l’éclat n’est pas la première qualité, c’est à se demander si les deux ténors n’auraient pas dû échanger leur rôle. La suite confirme ce que l’expérience nous a enseigné : mieux vaut s’abstenir de conclusions trop hâtives. Lars Cleveman n’a certes pas le timbre le plus séduisant du monde, ni une projection de stentor mais il possède un médium solide, les notes de la partition et une résistance à toute épreuve. L’air de la forge asséné, le dragon assommé, il lui reste encore suffisamment de vaillance pour bousculer son grand-père et réveiller Brunnhilde sans jamais courber l’échine ou esquiver les coups. Surhumain ? Oui, à sa manière, celle d’un gamin innocent et persévérant, qui, acclamé debout à la fin de l’opéra, recueille les fruits de sa persévérance.
L’exploit est d’autant plus admirable que sa Brunnhilde est Nina Stemme, soprano d’acier s’il en est, confrontée dans cette deuxième journée à une partition plus condensée que la première mais encore plus tendue, sans que cette tension supplémentaire ne semble entraver un chant indestructible. Comme dans La Walkyrie deux jours auparavant, l’étendue de la tessiture est maîtrisée, les registres enjambés, le personnage précisément dessiné avec ses hésitations, ses frayeurs, ses audaces.
Cordes, cuivres et bois au garde-à-vous, l’orchestre déploie dans cette dernière scène des trésors sonores que L’Or du Rhin, trois jours auparavant, n’avait pas laissé soupçonner. Est-ce en raison de cette matière instrumentale enfin ductile, que la direction de Marko Letonja paraît avoir gagné en acuité : plus affûtée, plus incisive, plus narrative. Et Dieu sait si Siegfried offre de multiples occasions à l’orchestre de narrer, d’une forge martelée à un réveil lumineux en passant par une forêt murmurante ici d’un foisonnement appréciable de teintes et de nuances.
© Markus Gårder
Comme dans les deux épisodes précédents, rien ne résiste au Wotan de John Lundgren, pas plus l’Erda encore jeune de Katarina Leoson que l’Alberich inoffensif de Johan Edholm. Qui, de toute façon, sauf un colosse, pour tenir tête à l’infatigable baryton tonnant, tempêtant, éclaboussant d’une encre noire un rôle dont aucune note et aucune intention ne semblent hors de la portée vocale et expressive.
Restent l’oiseau d’une fraîcheur délicieuse de Marianne Hellgren Staykov et Faffner de Lennart Forsén, auquel on avait confié Fasolt dans L’Or du Rhin puis Hunding dans La Walkyrie, ce dernier rôle correspondant mieux à sa voix de basse profonde. Les grognements du dragon lui seraient une promenade de santé si la mise en scène n’en avait décidé autrement.
Jusqu’alors fidèlement arrimé au livret, Staffan Valdemar Holm entreprend en effet d’extraire le spectateur de sa zone de confort. Le premier acte s’inscrit dans la droite ligne des précédents avec le retour dans l’antre des Nibelungen que viennent compléter une longue table au centre de la scène – la forge – et des projections vidéo en hauteur – corbeaux et loups en référence à Wotan. Mais le deuxième acte et le premier tableau du troisième choisissent inexplicablement d’abandonner cette approche littérale. Le repaire de Fafner devient un tréteau de foire devant lequel prend place un public, toujours viscontien, mais dont l’élégance immaculée est plus proche cette fois de Mort à Venise que de Ludwig. Même lecture énigmatique au 3e acte lorsque le duo entre Wotan et Erda se déroule sous les fenêtres d’un palais investi par une foule élégante. Dans un sursaut de vraisemblance, le réveil de Brünnhilde a lieu en toute logique là où on l’avait laissée, sous fond de projections industrielles – immarcescible Chéreau. Pourquoi auparavant ces surprenantes entorses à une lisibilité et une fidélité jusqu’alors scrupuleuses ? La réponse – on espère – au prochain (et dernier) numéro.