C’est la quatrième saison de Pier Luigi Pizzi en tant que directeur artistique du Sferisterio Opera Festival de Macerata. Après « Le voyage initiatique » en 2006, « Le jeu des puissants » en 2007 et « La séduction » en 2008, c’est « La duperie » qui constitue cette année le thème central. Outre Don Giovanni, sont présentés Madama Butterfly, La Traviata, et Le Malentendu de Matteo d’Amico. Pour des raisons évidentes de communion avec l’œuvre, Don Giovanni est donné non au Sferisterio, mais dans le cadre intime du petit théâtre Lauro Rossi quasi contemporain de l’œuvre, devant une assistance de « Happy few ».
Quand Don Giovanni réaffirme à Leporello au début du second acte : « Abandonner les femmes ? Sache qu’elles me sont plus nécessaires que le pain que je mange, plus que l’air que je respire ! », il a déjà signé son pacte pour l’enfer qu’en toute logique Pizzi lui a préparé sur mesure, et qui sera pour lui le pire des châtiments : au lieu des fumées rouges habituelles, cinq éphèbes nus se précipitent sur lui pour lui faire subir les derniers outrages, de toute éternité… L’homosexualité latente et refoulée de Don Giovanni n’est pas une thèse nouvelle. Ici, les caresses, puis les jeux virils en petite tenue qui réunissent Don Giovanni et Leporello sur un lit défait vont bien au-delà de la complicité qui les lie, et clarifient la situation. Mais ce ne sont qu’échanges occasionnels et complémentaires, car c’est bien la femme qui reste au centre des préoccupations de Don Giovanni. Le grand lit blanc défait qui occupe la place centrale et apparaît et disparaît tout au long de la représentation en est le véritable fil conducteur : lieu de toutes les rencontres, de toutes les surprises, de (presque) tous les attouchements, des réconciliations (Zerlina-Mazetto), il constitue le trait d’union entre des scènes où les préférences physiques de certains personnages ne sont pas toujours clairement réfléchies ni exprimées.
Vous l’aurez donc compris, ce Don Giovanni n’est ni psychédélique, ni drogué ; il n’est transposé ni sur Mars, ni dans une boîte branchée : nous sommes bien à la fin du XVIIIe siècle, les somptueux costumes de Pizzi aux coloris pastel en font foi. Mais le metteur en scène a balayé d’un revers de la main aussi bien (pour n’en citer que trois) les Don Giovanni mythiques d’Aix en Provence (de la fin des années 40 à la fin des années 60), celui de Peter Sellars (1980) ou celui de Michael Haneke (2006). Ici, tout est résolument physique, les acteurs se touchent, se palpent, se reniflent, se prennent, n’évitant pas les positions effectives, comme si les appétits sexuels n’étaient plus l’apanage du seul Don Giovanni, et que la folie charnelle gagnait petit à petit tout le plateau : l’orgie est permanente et l’érotisme torride, sans que pour autant une once de vulgarité apparaisse jamais. Car au royaume de la transgression, la légèreté reste générale. Tout cela s’appuie sur un dispositif scénique fort simple, qui ajoute à un plateau où le lit joue avec des miroirs et quelques pièces de mobilier, une partie basse, sorte de souterrain à l’avant scène que, grâce à une trappe ou d’autres artifices, les acteurs utilisent pour s’enfuir, se cacher, écouter, ou simplement se retrouver.
Si le metteur en scène a réussi le pari d’une transposition extrêmement moderne et actuelle dans des costumes de la fin du XVIIIe siècle, il faut dire qu’il est aidé par une distribution d’une homogénéité et d’une qualité tout à fait exceptionnelle. Tous acteurs émérites, les protagonistes bondissent, sautent, se roulent à terre, se battent, font l’amour, se quittent et se retrouvent sur un rythme endiablé, avec une précision des mouvements et des gestes confondante. En tête de la distribution, Ildebrando D’Arcangelo aborde pour la première fois le rôle de Don Giovanni, après avoir notamment été Figaro à Salzbourg (Claude Guth, 2006) et Leporello dans nombre de productions. Son jeu scénique tout à la fois débridé et de grande classe est au niveau de ses excellentes qualités vocales, qui trouvent ici l’occasion de briller totalement. Bref, c’est un nouveau titulaire important pour ce rôle à facettes multiples, qui demande une maturité ici complètement atteinte et maîtrisée. Le Leporello d’Andrea Concetti n’a rien à envier à son maître et compère ; sans pour autant atteindre au mimétisme extrême du couple de la production de Sellars, il compose un personnage à la fois roué et touchant, dépassant la tradition, jusqu’à la disparition de son patron qui le plonge dans une profonde et réelle affliction. La vois ample et charnue et le jeu scénique à la fois précis et fouillé donnent au personnage une présence et une profondeur inhabituelles. La Donna Elvira de Carmela Remigio est de grande qualité également, avec juste la toute petite pointe de vulgarité qui sied au personnage qui s’offre littéralement à Leporello sur le fameux lit pendant l’air du catalogue, à se demander si elle n’est pas elle aussi en compétition ! Un petit bémol pour la Donna Anna de Myrtò Papatanassiu chez qui l’on retrouve beaucoup des défauts relevés dans sa récente Traviata de Munich (gestes stéréotypés, cris, ports de voix et agitation constante) ; le personnage qu’elle compose n’est néanmoins pas inintéressant, encore faudrait-il qu’elle consente à ne pas tirer sans arrêt la couverture à elle, notamment dans les ensembles (ses « Viva la liberta », beaucoup trop forts, sont limite). Manuela Bisceglie est la plus ravissante Zerlina imaginable, tant scéniquement que vocalement, et forme avec l’excellent Masetto de William Corro un couple particulièrement crédible et sincère, dont la réconciliation sur l’oreiller est fort bien vue. Le très bon Don Ottavio de Marlin Miller, un peu vert mais musical et ne demandant qu’à s’affirmer, et l’excellent Commandeur d’Enrico Iori (qui chante par ailleurs dans Butterfly un impressionnant oncle-bonze) complètent une distribution quasi sans faille. Un vrai régal visuel et auditif.
La direction d’orchestre de Riccardo Frizza, sans être exceptionnelle, présente le gros avantage de joindre rigueur, lisibilité et fluidité, et d’être en accord total avec les respirations et le jeu scénique des chanteurs. Loin de devoir pour autant ralentir quand le jeu scénique se fait par trop violent ou trop complexe, il maintient un rythme soutenu que les chanteurs semblent n’avoir aucun mal à suivre.
En conclusion, un Don Giovanni qui comptera dans les annales de l’opéra, et que l’on espère bien revoir dans le futur, en attendant une captation vidéo. Et en même temps, une ouverture du festival de Macerata 2009 sur un exceptionnel sans fautes.