Certes, aucun opéra de Haendel se ne prête aussi bien à un traitement comique, voire parfois franchement loufoque, même pas Agrippina, dont l’intrigue plus sophistiquée se ne laisse pas si aisément réduire. Cependant, l’appréhension le disputait à l’excitation au moment de découvrir ce Serse revisité par Stefan Herheim, car rien n’est plus subjectif que l’humour : face au même gag, les uns vont s’esclaffer quand les autres feront la grimace. Thierry Bonal se montrait d’ailleurs nettement moins emballé par ce spectacle « très en dessous de la ceinture » lors de sa création berlinoise en 2012 que Laurent Bury, trois ans plus tard, à l’occasion de sa reprise à Düsseldorf. Celle-ci, il est vrai, bénéficiait d’une distribution entièrement renouvelée et accueillait une formation spécialisée, la Neue Düsseldorfer Hofmusik, toujours sous la conduite de Konrad Junghänel. Samedi dernier, cette production retrouvait l’affiche du Deutsche Oper am Rhein et, sur scène comme dans la fosse, la même équipe, au rôle-titre près. Traversé par un souffle de liberté et une fantaisie jubilatoire, ce Serse nous offre un très grand moment de théâtre. A dire vrai, notre bonheur serait complet si cette quête permanente du rire ne s’opérait pas quelquefois au détriment de l’émotion, sinon du plaisir musical.
Le rideau se lève sur l’envers du décor, que les figurants monteront et démonteront à l’envi au gré des tableaux, la scénographie de Heike Scheele réinventant les fastes de l’opéra baroque – jusqu’aux vagues factices ! – avec, ici et là, une légère touche de naïveté, sinon de mièvrerie, entre maniérisme et rococo, comme dans ce ciel constellé de putti dont s’orne le rideau de scène du théâtre… dans le théâtre. Vu et revu, éculé, ricaneront ceux qui ne jurent que par la nouveauté, sauf qu’en l’occurrence la mise en abyme s’enrichit également d’une évocation savoureuse du monde de l’opéra au temps de Haendel. Ainsi, la rivalité des sœurs et de leurs prétendants offre une image spéculaire de celle des stars du bel canto : jeux de mains, jeux de vilains et surtout de vilaines qui se tordent aussi l’oreille. Allusion également au chant des castrats dont certaines femmes prétendaient qu’il leur faisait l’amour quand Serse prend le contrôle d’Amastre par le pouvoir de son ramage et que le corps de la princesse travestie se contorsionne de plaisir au gré de la plus extravagante des danses.
Stephanie Houtzeel (Serse) © Jaro Suffner
Les chanteurs prennent à partie l’orchestre, se glissent parmi les instrumentistes quand ce n’est pas Serse qui vient se lover contre le chef en roucoulant pour finir par lui intimer le silence et appeler la lumière sur lui, un projecteur l’illuminant comme au cabaret. Herheim bouge les lignes, puis explose encore le cadre, mais d’un geste toujours très sûr – la mécanique du rire est une mécanique de haute précision – en louchant vers le burlesque du dessin animé dans une scène, énorme et désopilante, où Atalanta tend des armes à Serse pour qu’il élimine Romilda : au poignard succèdent un pistolet, un serpent, un canon dont le projectile crée un trou dans le mur du fond de scène et, enfin, une arbalète, la flèche du roi de Perse ratant sa cible mais touchant un Cupidon qui tombe des cintres ! Conçue pour le Komischen Oper Berlin où les ouvrages ne sont donnés qu’en allemand, la proposition de Stefan Herheim suit la règle, ce qui facilite évidemment l’adhésion du spectateur dont le regard peut se détacher des surtitres, mais tout en conservant une poignée d’airs en italien. S’il n’a probablement pas osé toucher aux paroles, trop célèbres, d’« Ombra mai fù », les raisons du maintien des autres numéros nous échappent complètement. Toutefois, la perplexité fait place à la frustration et à l’agacement quand une aria da capo se trouve mutilée, perdant sa partie B et les variations de la partie A, en particulier quand il s’agit de « Non so se sia la speme », le sublime lamento d’Arsamene au I, réduit à peau de chagrin comme s’il dérangeait le metteur en scène, pressé d’enchainer avec la querelle de Romilda et Atalanta. La sensibilité et le raffinement belcantiste, les aigus suspendus que déploie Terry Wey, éblouissant Giulio Cesare à Bonn il y a quelques années, dans « Amor, tiranno amor » avivent notre amertume.
Nous connaissons assez les qualités mais aussi les limites de Valer Sabadus pour mesurer ce que nous gagnons en ampleur et en moelleux avec Stephanie Houtzeel en Serse, qui le remplace pour les deux premières représentations. Mezzo clair, mais aux assises solides, assez long et flexible pour assumer sa virtuosité, elle préfère toutefois les contrastes dynamiques aux sauts de registre et aux contre-notes dans les reprises. Serse a déjà bénéficié d’un abattage plus spectaculaire (« Crude furie »), en revanche, sur le plan scénique, Stephanie Houtzeel est stupéfiante de naturel et de vivacité, avec un jeu à la fois très physique et riche de nuances malgré le parti pris fort grivois de cette production. Souvent mise à contribution pour dérider l’auditoire comme l’ensemble de ses partenaires, Heidi Elisabeth Meier (Romilda) réussit néanmoins à préserver la profondeur du rôle et son lyrisme, essentiels dans l’équilibre fragile des registres qui caractérise Serse. En outre, son soprano dense et noble contraste idéalement avec l’organe plus frais et brillant d’Anke Krabbe, aux aigus et suraigus perlés, ravissante tête à claques qui joue avec le feu et finira par se brûler.
L’existence d’Amastre ne repose guère que sur la présence et la beauté sculpturale de Katarina Bradic, piégée par une tessiture impossible qui prive de vigueur ses nombreuses coloratures. Général d’opérette avant l’heure, Ariodate n’a nul besoin d’une basse tonnante et Torben Jürgens, dont les traits rappellent étonnamment ceux de Luca Pisaroni, remplit très honorablement son office. Une telle approche de Serse se devait d’avoir un interprète exceptionnel pour le personnage bouffe par excellence : Elviro. Hagen Matzeit parvient à nous faire rire avant même d’avoir montré le bout de son nez, poussant de longues vocalises en fausset depuis les coulisses. Sa composition sera tout simplement un régal. Seuls devant le vrai rideau au finale et en tenue de ville, les membres du Chœur du Deutsche Oper am Rhein ont, une fois n’est pas coutume, la primeur des applaudissements mais ils l’ont amplement mérité. Luthiste et partenaire privilégié de chanteurs comme René Jacobs avant de fonder son propre ensemble vocal (le Cantus Cölln), Konrad Junghänel se montre remarquablement à l’écoute des solistes et dirige la partition avec un tact et une probité stylistique de chaque instant.