Beaucoup de bruit pour rien ? La formule serait réductrice et injuste si on l’utilisait pour définir la mise en scène conçue par Graham Vick pour cette édition de Semiramide, car on ne peut nier que sa proposition résulte d’une élaboration probablement longuement réfléchie et minutieusement exécutée. Est-elle aussi scandaleuse que la rumeur le disait ? Non, car si Graham Vick choisit d’ignorer une donnée de l’œuvre en décidant de ne pas « travestir » l’interprète d’Arsace cela ne modifie pas la relation entre les personnages. Il reste, quoi qu’on en pense, que pour certains spectateurs un duo où « l’homme » est visiblement une femme reste au moins une incongruité visuelle. Cela mis à part, la mise en scène est-elle pour autant une réussite ? Si l’on se place sur le plan de la cohérence on répondra par l’affirmative. Mais quant à sa pertinence, on nous permettra d’en douter.
Le choeur des nourrices (?) avant Bel raggio lusinghier © dr
Il y a d’abord les choix qui relèvent d’un arbitraire obscur. De Babylone l’action semble s’être déplacée sur les rives de l’Indus. Les prêtres de Baal sont montrés en zélateurs de Brahma – du moins à en juger par la marque au front d’Oroe – probablement parce que les montrer en adorateurs de Kâli, la déesse de la vengeance, aurait été une énigme pour beaucoup, et la princesse assyrienne Azema est vêtue en poupée indienne. La diversité vestimentaire qui devrait caractériser les groupes différents des dignitaires et contient en germe une des séductions du spectacle est sacrifiée par Stuart Nunn à l’anonymat monotone d’uniformes relevant peut-être d’un cérémonial conformiste, peut-être d’un totalitarisme tatillon inventé par le metteur en scène. Cela ne rend que plus incongrues la tenue des « hôtesses » du palais, dont certaines semblent prêtes pour un numéro au Crazy Horse.
Il y a surtout le traitement du personnage de Semiramide. Pour Graham Vick, la disparition de son fils, survenue lors de la mort du roi qu’elle venait d’empoisonner, est la clé lointaine d’un mal-être persistant. Le décorateur Stuart Nunn montre donc, à cour, la chambre de l’enfant, conservée intacte. Le garçonnet qu’on y voit, est-il réel ou incarne-t-il le regret obsessionnel ? Le gigantisme de l’ours bleu qui a fait couler beaucoup d’encre témoignerait-il en silence de la prégnance – pour parler « psy » – du souvenir ? Mais que peut comprendre celui qui découvre l’œuvre, quand d’abord Arsace puis Semiramide se glissent tour à tour dans le petit lit ? Tout respectable que soit le travail de Graham Vick, il ne semble pas avoir pour objectif essentiel de donner accès à l’œuvre telle qu’a pu la découvrir un lecteur ingénu mais d’en livrer sa vision aux amateurs capables d’en déchiffrer les subtilités. Est-ce le moyen le plus sûr d’élargir la base des amoureux des opéras de Rossini ? La question ne peut-être ignorée, car les fluctuations de l’affluence, cette année, sont une réalité. Quand à l’image qu’il donne de la reine amoureuse, avec son tambourin incliné sur l’oreille et son bouquet de fleurs, ne tend-elle pas à la ridiculiser ?
Un autre aspect du spectacle peut poser problème : les deux panneaux, sans même parler du visage qu’ils supportent au recto et des dessins d’enfant au verso, qui composent le décor sont mûs par des machinistes, parfois sous l’œil du spectateur, qui se voit ainsi rappeler qu’une représentation est le produit du travail de ceux qui la rendent possible. Adieu donc la fascination qui peut naître de l’illusion théâtrale puisque celle-ci est perturbée ? La réponse est double : oui, car ces changements à vue sont une irruption du réel. Non, car l’intensité du chant et de la musique est telle qu’entre deux interventions techniques elle happe le spectateur. Si bien que la question des interprètes sera sans doute cruciale dans les reprises programmées de cette production.
A Pesaro, ils sont tous, du premier au dernier, très investis dans le spectacle, peut-être encore plus en cette dernière représentation. Est-ce la charge d’adrénaline fréquente en pareille circonstance qui donne à la direction de Michele Mariotti un surcroît de vigueur qui confine parfois à une brutalité peu séduisante ? Heureusement cette énergie s’apaise un peu et le deuxième acte sera purgé de ces ruptures abruptes « alla Abbado ». On n’en savoure que mieux le cantabile des mélodies, la nervosité instrumentale qui porte l’expression des affects passionnés, la clarté des références-révérences d’un Rossini toujours prêt à rendre hommage à Mozart, au travers des trombones qui font du spectre de Nino un frère du Commandeur ou de l’atmosphère mystique d’un chœur qui semble provenir de Die Zauberflöte. Sans doute une mise en scène plus discrète, jouant le jeu de la théâtralité originelle, aurait-elle permis de percevoir plus aisément la majesté de l’architecture, et d’atténuer davantage le ressenti d’une succession de numéros. A l’orchestre quelques brèves dissonances du côté des cuivres ne nous étaient pas connues, mais il est vrai que cette édition est présentée comme intégralissime. On gardera dans l’oreille les superbes hautbois et contrebasses.
Affectés souvent eux aussi au premier acte d’un parti-pris de brusquerie pour nous inutile, les artistes du chœur du Théâtre Ventidio Basso se montrent versatiles, sur la durée, et toutes leurs interventions sont irréprochables de justesse et de cohésion. La haute taille de Sergey Artamonov et sa voix profonde sont des atouts pour une apparition dont l’aspect surnaturel n’est pas forcément perceptible par tous et dont on comprend mal dans le contexte l’insistance à vouloir que Semiramide vienne s’asseoir sur sa cuisse. Alessandro Luciano est peut-être engoncé dans l’uniforme sinistre de capitaine de la garde mais sa voix est libre aux entournures et clairement projetée. Stoïque dans son immobilité de la première scène Martiniana Antonie est une Azema des plus séduisantes dans sa brève réplique à Idreno. Remarquable l’Oroe de Carlo Cigni tant pour la fermeté de sa voix que pour sa composition de gourou entouré de disciples, à négliger les quelques notes les plus graves où la frontière est fragile entre émission et râle. Attribuer à Antonino Siragusa le rôle du prince indien soupirant malheureux d’Azéma, c’est choisir la sécurité car le ténor sicilien exhibe toujours un registre aigu et suraigu des plus impressionnants ; on a regretté hier de percevoir l’effort dans l’émission de ces notes extrêmes, ce qui tire vers l’héroïque un personnage qui ne l’est pas. Très solide l’Assur de Nahuel di Pierro même si dans l’affrontement avec Semiramide davantage de mordant ne gâterait rien et si l’hallucination finale trouvait plus nettement, sans rire superflu, la dimension extraordinaire qui en fait le prix. Mais sans doute sommes-nous bien exigeants pour cet interprète à ses débuts dans le rôle !
Familière du personnage d’Arsace qu’elle a interprété déjà plusieurs fois, Varduhi Abrahamyan confirme qu’elle est pour nous une des meilleures titulaires actuelles du rôle. Elle cherche toujours, comme nous l’avions relevé avec crainte, à assombrir sa voix, mais le résultat actuel est nettement plus satisfaisant que dans nos souvenirs, même si quelques graves peu séduisants persistent. Seront-ils des repères à dépasser, ou resteront-ils des écueils ? L’avenir le dira. En attendant la souplesse de la voix, son extension et l’exécution infaillible des agilités, jointes à un investissement dramatique constant, ont porté à l’enthousiasme le public de cette dernière. La même bruyante ferveur a submergé Salome Jicia qui semble avoir fait des pas de géant depuis son Elena de La Donna del lago. L’émission paraît avoir gagné notablement en fermeté, l’extension en assurance et la virtuosité s’affirme avec éclat dans toutes les figures de style. Le personnages est incarné avec une sensibilité communicative et il faut relever à ce propos que si les choix du metteur en scène nous ont semblé parfois discutables, la précision de sa direction d’acteurs a sans doute contribué de façon importante à cette transmission de l’émotion par le jeu et le chant. Alors, un scandale, ce spectacle ? Non, une option qu’on peut aimer ou contester. Peut-être à Pesaro plus qu’ailleurs. Mais au fond, pas de quoi fouetter un chat !