Un quart de siècle c’est long. Quand il fallut rouvrir les cartons pour chercher costumes et décors dans un entrepôt du New Yersey, les équipes techniques du Met craignirent du temps l’irréparable outrage. Il n’en fut rien et en quelques coups de pinceaux et reprisages, la grandiose production de Semiramide de Jonathan Copley retrouvaient les planches de l’Upper West Side qui l’avaient vue naître (le metteur en scène se verra licencié pour des propos déplacés peu de temps après son arrivée). L’ombre, non pas de Nino, mais des illustres rossiniens américains qui défilèrent dans ces costumes chatoyants (Anderson, Horne, Ramey…) rendit-elle le programmateur pusillanime à l’idée de remonter cet opéra seria si exigeant de Rossini ? À regarder la distribution réunie, il semble que Peter Gelb ait jugé qu’il était temps d’en faire le pari. Las, le samedi 24 février, les affres de l’hiver soufflent sur l’Euphrate et l’Hudson River : Maurizio Benini jette l’éponge quelques jours avant la deuxième représentation puis Javier Camarena renonce à quelques heures seulement du lever de rideau. Le vétéran Robert Mcpherson répond à l’appel du Metropolitan et la représentation est sauvée.
Sauvée ? Pas tout à fait. Dans le paysage lyrique des scènes de premier rang, le Metropolitan Opera endosse encore à l’occasion le rôle de temple où des productions au classicisme assumé ont droit de cité, où le plaisir simple qu’on y trouve provient de ces approches bien faites, détaillées, fidèles à la lettre au livre d’images proposé par l’oeuvre. La Bohème, encore diffusée en HD le matin même de ce samedi 24 ou encore Die Meistersinger font partie de ces landmarks, ou productions pilier. Tel devrait être aussi le cas de cette Semiramide avec son décor monumental de palais babylonien, ses costumes extravagants et flamboyants et ses effets dignes des meilleures machineries théâtrales. Mais des décors façon péplum ne suffisent pas, pour impressionnants qu’ils soient, parce que la direction d’acteur, réduite à la portion congrue, pénalise fortement cette production, à l’image du chœur que l’on voit se placer comme pour une version concertante à chacune de ses interventions. Enfin, en suivant à la lettre le lieto fine sans le questionner, on finit par présenter Arsace en triomphateur heureux, oublieux du matricide et de l’amante perdue. Et la linéarité fidèle trébuche alors dans le contresens.
© Ken Howard / Metropolitan Opera
La qualité de l’orchestre du Metropolitan (et certainement l’excellente préparation de Maurizio Benini) permet d’endurer le changement du chef sans trop de casse. La phalange garde sa légèreté et sa dextérité tout du long : pas un couac chez les cuivres et des violons engagés dans une vraie course de vitesse. Mais si Gareth Morrell, assistant et préparateur aux côtés de James Levine, connaît l’orchestre, il confond trop souvent tempo rapides ou alanguis avec sens du théâtre ou peinture d’une ambiance. Le choeur du Metropolitan, encore fantastique dans la berceuse à bouche fermée de Madama Butterfly l’avant-veille, paraît ce soir un peu à la peine : les sopranos sont en sourdine et les tuttis sont biens timides.
Robert McPherson rentre en scène avec l’engagement et la meilleure volonté possibles. La carrière de l’Américain parle pour lui. Sur les planches du Met, on retrouve cette émission haute et ses aigus pincés. Hélas, trois fois hélas, la voix ne répond pas au-delà et sitôt les quelques audaces du premier air payées comptant, le ténor se réfugie dans un chant sommaire où les seules variations tentées visent à aplanir les difficultés redoutables dont Rossini a affublé Idreno. Ildar Abdrazakov, que New York a vu triompher en Mustafa, se glisse avec quelques peines sous les traits d’Assur. Les graves lui sont difficiles et le reste de la ligne s’en trouve dérangé. Son métier de belcantiste affirmé lui autorise d’élégantes variations et la basse met à profit son volume et son registre aigu souverain pour faire exulter Assur. Puissances et profondeur du timbre son aussi des qualités dont peut se vanter Ryan Speedo Green, Oroe de grand luxe.
Les dames surclassent leurs partenaires masculins. Elizabeth DeShong, déjà Arsace à Bordeaux, possède ces qualités qui électrisent le spectateur. La voix se déploie facilement sur un ambitus large, l’aigu claironne quand les graves résonnent avec ce qu’il faut de virilité pour rendre crédible l’héroïsme du personnage. La science belcantiste fait le reste. Des variations osées, des notes tenues mettent la mezzo-soprano sur les traces de ses illustres devancières. Angela Meade marchent sur leurs pas également. Si l’on peut lui adresser un reproche ce serait de parfois (trop) chambouler la rythmique. Autrement, la soprano américaine propose une Semiramide qui possède les qualités pyrotechniques de Jessica Pratt et l’intelligence coloriste de Joyce DiDonato. La voix possède en live un timbre plus épais que ce que les captations aisément consultables en ligne laissent entendre. « Dolce pensiero » se conclut par un mi stratosphérique alors que ses variations de nuances et de couleurs dans les tutti du finale du premier acte (« Giuri ognuno… ») font regretter que celui-ci ait été tant amputé. En tout plus d’une demi-heure de musique passe à la trappe. Les coupes concernent en priorité les reprises des airs, des duos et même les canons de la fin du premier acte. Par voie de conséquence, tout ce qui permet aux interprètes de rendre justice à Rossini et d’exprimer leur personnalité propre se voit aussi restreint. Pourtant, cela n’empêche pas Angela Meade d’accèder au trône de l’art rossinien, si exigeant et subtil.