A l’instar de Damien Guillon, nous avions découvert le San Giovanni Battista de Stradella au disque avec Marc Minkowski (Erato), même s’il avait déjà été enregistré par Helmut Müller-Brühl (Schwann) puis Michael Schneider (Deutsche Harmonia Mundi), Alessandro De Marchi signant l’intégrale la plus récente pour les micros d’Hyperion (2007). Cependant, il aura fallu attendre la création de cette version scénique en la Chapelle Notre-Dame de l’Immaculée Conception de Nantes pour que le théâtre sacré de Stradella recouvre enfin son urgence et sa formidable incandescence.
Oratorio à la trame serrée et à l’écriture constamment inspirée, déroutante sur le plan rythmique et jalonnée de surprises harmoniques, San Giovanni Battista affiche une étonnante diversité de styles, caractéristique des périodes de transition : l’historia sacra modélisée par Carissimi, Mazzochi et Rossi voit se réduire l’importance des choeurs, confiés aux solistes, mais bénéficie de l’extrême malléabilité du récitatif de Cavalli, dont Stradella avait révisé le Scipione Africano et remaniera plus tard Giasone, tout en frayant la voie au développement belcantiste que le genre connaîtra chez Scarlatti et Haendel. Rien d’étonnant à ce que ce dernier ait détenu une copie de la partition. Damien Guillon rêvait déjà de la diriger alors qu’il venait de fonder le Banquet Céleste et il s’était probablement déjà forgé une idée relativement précise de la manière de la jouer quand Alain Surrans l’a contacté pour ce projet, car il ne laisse rien au hasard et en détaille amoureusement la moindre invention. Non seulement les musiciens se saisissent de la musique de Stradella avec un geste très sûr et une acuité dramatique inouïe, mais ils rendent aussi pleinement justice au dialogue, si rare dans le répertoire vocal de l’époque, du concerto grosso et du concertino, et à la sensualité de la parure instrumentale. Il faut entendre les cordes caresser la voix de Baptiste ou accentuer les clairs-obscurs mélancoliques de la sinfonia sur laquelle se referme la première partie. Mais pour que le miracle advienne, encore faut-il que les solistes vivent dans leur chair et dans la chair de leur voix les affects qui animent leurs personnages. C’est peut-être un truisme, mais en théorie seulement car dans la pratique rien ne paraît moins évident, l’interprétation des oratorios de Stradella ayant rarement été habitée par ce frémissement qui est la vie même du théâtre.
Les puristes s’insurgeront probablement à l’idée qu’un spectacle puisse être tiré de cet oratorio et, a fortiori, qu’il soit monté dans une église. Damien Guillon pourrait, de surcroît, donner l’impression que cette démarche est superflue lorsqu’il affirme que « l’absence de mise en scène, dans le contexte originel [le dimanche de la Passion (1675) en l’église San Giovanni dei Fiorentini de Rome] est l’une des raisons qui explique que la musique soit aussi contrastée, théâtrale et imagée ». Or, le livret d’une performance ultérieure, à Modène, contient des indications de régie qui laissent penser que le chef-d’œuvre de Stradella fit à l’époque aussi l’objet d’une lecture scénique. Aujourd’hui, il se retrouve superbement enluminé par le décor de Claire Niquet, qui évoque autant Fra Angelico que le Raphaël des loges du Vatican, et les atours somptueux des très hiératiques silhouettes d’Hérodiade, d’Hérode et de son Conseiller dessinées par Erick Plaza-Cochet. Véritable enchantement pour les yeux, ces tableaux vivants ne détonnent pas dans le cadre la Chapelle Notre-Dame de l’Immaculée Conception et ils ne devraient pas davantage jurer dans la cathédrale de Rennes ni dans les autres lieux consacrés qui vont accueillir cette production jusqu’en mai 2019.
Loin de nous montrer la danse lascive de Salomé (« Hérodiade la Fille » dans le livret) ou la décollation de Baptiste, la dramaturgie de Vincent Tavernier ignore l’illustration réaliste et triviale et s’emploie plutôt à éclairer habilement les relations des protagonistes dont elle explicite également ou affermit les traits, à commencer par ceux d’Hérodiade (excellente Gaïa Petrone). Sous la plume de l’Abbé Ansaldi, la mère de Salomé ne s’exprime que fugacement et intervient pour l’essentiel dans les ensembles, or l’action procède de ses manigances et de l’ascendant qu’elle exerce sur sa progéniture. Tapie dans l’ombre ou se dressant fièrement face à Hérode, un sourire triomphal aux lèvres, narguant Baptiste dans sa geôle ou reprenant vivement le sceptre royal des mains du Conseiller en le toisant furieusement, la compagne du tétrarque de Galilée et de Pérée est omniprésente et veille jalousement sur ses intérêts.
Paul-Antoine Benos Dijan (San Giovanni Battista) et Alicia Amo (Erodiade la Figlia) © Jean-Marie Jagu
N’était sa malignité, Salomé aurait mérité de donner son nom à l’oeuvre, en vérité dominée par cette anti-héroïne dont San Giovanni Battista livre un portrait d’une étonnante férocité mais aussi d’une exceptionnelle richesse. Et dire que nous n’avons conservé aucune trace de la prise de rôle de Maria Callas, qui incarna cette diablesse à Pérouse en 1949 ! Il y a là de quoi stimuler notre imagination. Nous pouvions d’abord craindre que cette partie fort exigeante, en termes d’ambitus, de virtuosité mais aussi en matière de lyrisme, excède les moyens du soprano frais et pur, mais d’essence légère d’Alicia Amo. Or, aucune dimension, aucune posture de cette championne de la duplicité ne lui échappe, qu’elle implore les dieux, apparemment soumise, ou attise la colère d’Hérode avant de tomber le masque et de clamer victoire en exhalant sa haine à l’endroit de Jean-Baptiste. La composition culmine dans l’ultime numéro de séduction de la fille d’Hérodiade, prouesse rhétorique autant que technique, où la parfaite maîtrise de l’instrument autorise une irrésistible gradation des effets. Un homme moins vulnérable que le compagnon illégitime de sa mère – Antipas a épousé sa propre nièce, ce qui lui vaut les semonces de Jean-Baptiste – ne pourrait que rendre les armes, terrorisé par les menaces ou enjôlé par les inflexions captieuses de la belle aux larmes de crocodile (« Queste lagrime, e sospiri »).
Les rodomontades d’Hérode ne nous impressionnent pas vraiment ; nous avons connu coloratures plus percutantes que celles d’Olivier Déjean, jeune basse prometteuse mais au métal encore tendre et à l’émission peu incisive, bien qu’en même temps sa prestation nous amène à réfléchir sur la sincérité du courroux du souverain qui ordonne l’emprisonnement de Jean-Baptiste. En tout cas, l’artiste nuance une figure parfois traitée de manière trop univoque. Physique avenant et de pied en cap rehaussé d’or, cet Hérode recherche avant tous les plaisirs et le pouvoir semble lui peser, il finira d’ailleurs par retirer sa couronne. Les doutes le travaillent et nous assistons à son asservissement, progressif, mais inéluctable, jusqu’à ce que le remords le taraude dans ce finale, abrupt et discordant, où son angoisse se superpose à la jubilation de Salomé. La partie du Conseiller, en vérité le complice docile d’Hérodiade et de sa fille, paraît d’abord un peu tendue pour la voix d’Artavazd Sargsyan, mais le fringant ténor gagne en assurance au fil de la soirée et remplit son office. Paul-Antoine Bénos-Dijan avait déjà retenu notre attention en Rinaldo, mais son Jean-Baptiste devrait faire date. Le saint n’a plus rien de l’angélisme que lui confèrent certains contre-ténors, il appartient à notre monde et son humanité nous bouleverse. Mais pourrait-il en aller autrement avec une voix aussi chaude, aussi charnelle ? Le rôle tombe sans un pli sur cet alto ambré et incroyablement naturel. Du prédicateur, Paul-Antoine Bénos-Dijan possède également le charisme qui enflamme d’ailleurs ses disciples, dont le chœur n’a jamais résonné avec une telle ferveur. Climax de San Giovanni Battista, la profession de foi du saint en prison (« Io per me, no cangerei ») inspire au chanteur des accents indicibles qui feraient pleurer les pierres. Ce soir, il pleut sur Nantes, mais pas dans notre cœur, empli de gratitude.