Deux aveux de faiblesse en ouverture du festival de Munich, l’un patent l’autre conscient, cela compte tout de même beaucoup. Le conscient, c’est Krzysztof Warlikowski qui l’assume dans la longue interview retranscrite dans le programme. Mettre en scène le « conte » biblique est une solution de facilité qu’il refuse et dès lors il se demande ce que peut bien vouloir dire cet épisode biblique qui mêle femme fatale, adolescence, désir, décollation ou encore homo-érotisme dans la source wildienne. Krzysztof Warlikowski oblige, le travail est foisonnant et les idées fusent dans tous les sens. La situation d’énonciation change, par le truchement d’une pantomime avant l’arpège initial de Salome sur une bande son de Mahler (compositeur de confession juive), les Kindertotenlieder chantés par Kathleen Ferrier, en référence à la scène de cabaret du film de Joseph Losey, Monsieur Klein. Nous sommes dans une école talmudique en plein ghetto de Varsovie dans les années 40. Un groupe de juifs s’efforce de maintenir un semblant de vie culturelle. La première saynète, autodérision du juif avide (inspiré du film de Losey), est interrompue par des coups sourds à la porte de l’école. On comprend dès lors que la fin est proche et la représentation suivante sera autrement dramatique : Salome joué par des humains dans une situation de stress et de mort imminente (un peu comme les fascistes de Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini, autre inspiration du metteur en scène). S’ensuit une narration plutôt classique de l’opéra – Krzysztof Warlikowski n’allant jamais à l’encontre des œuvres ou du livret, malgré ce qu’en disent ses détracteurs – où seuls les jeux de citations détonnent, telle la reproduction de la frise de la synagogue de Gwozdziec (dans l’actuelle Ukraine) détruite par les nazis, qui viennent illustrer de manière humoristique l’animalité de la danse des Sept Voiles ou les références cinématographiques au Portier de nuit qui trouvent un parfait écho à nombre de scènes de Salome (la danse nue notamment)… En somme, comme pour son Don Carlos parisien ou Die Gezeichneten ici même à Munich, Krzysztof Warlikowski livre un travail si touffu qu’il en devient parfaitement hermétique. Il faut donc que le compte Twitter de la Bayerische Staatsoper joue les pompiers de service et livre certaines des clés et références nécessaires au décryptage de la proposition. La prochaine fois, pensez à prendre votre pierre de Rosette avec vous. Restent, comme toujours chez le metteur en scène polonais, une direction d’acteur ciselée comme peu savent en proposer et des idées éparses vraiment novatrices : la dispute des juifs où Herode joue le doyen talmudique (même si historiquement inexacte) qui expliquera son refus à sacrifier Jochanaan, ses rapports avec Herodias bien moins caricaturaux qu’à l’accoutumée, la proximité corporelle de Narraboth et Salomé ainsi que toute la scène où elle se détache de l’étreinte du capitaine pour rejoindre le prophète, la Danse des Sept Voiles en forme de pas de deux avec la mort incarnée par un danseur du troisième âge au visage squelettique etc. La situation d’énonciation initiale reprend le dessus quand Salomé évoque l’amertume sur les lèvres de Jochanaan pendant que le groupe de juifs ingère une potion létale qui les tuera tous sur les derniers accords de la partition.
© Wilfried Hösl
Deuxième faiblesse, rédhibitoire pour un opéra où le rôle éponyme occupe une place si prépondérante : Marlis Petersen. Oui, la chanteuse actrice s’approprie la proposition scénique de manière bluffante. Oui, elle cristallise dans son jeu toutes les facettes de l’adolescente, de la femme, du vampire, de la victime… Mais cela ne peut suffire quand uniquement des aigus faciles, radieux et tenus surnagent au milieu d’un médium engoncé et déjà amoindri, des graves détimbrés et presque inaudibles et quand le sol grave de la fin de sa grande scène, « das Geheimnis des Todes », s’avère simplement hors de portée. Le compte n’y est pas nonobstant l’engagement total du soprano. Il en aurait fallu un autre, dramatique celui-ci et d’une ampleur vocale idoine pour habiter de chair vocale l’engagement scénique (ou pourquoi pas une Ausryne Stundyte si l’on veut une torche humaine) et remplir d’un autre volume la salle de la Bayerische Staatsoper. Ce manque de puissance interfère d’ailleurs avec la lecture de Kirill Petrenko, nous y reviendrons. De même, Wolfgang Koch, fidèle de la maison bavaroise, se voit proposer le rôle du prophète auquel il rend justice assez largement n’était-ce quelques attaques basses, des duretés dans les phrases les plus tendues et un volume parfois insuffisant qu’un placement astucieux à l’avant-scène permet de contrecarrer. Sebastian Holecek, fantastique à Bologne et qui fait partie des murs munichois, aurait là aussi représenté une alternative avantageuse. Autre habitué, Pavol Breslik met tout son lyrisme et la rondeur de son timbre au service d’un Narraboth jeune et séduisant. Là encore, le chanteur mozartien s’épuise face à un orchestre autrement gargantuesque. Wolfgang Alblinger-Sperrhacke tient son rang en Herode même si le chant manque de couleur et de nuance pour embrasser tous les visages du Tétrarche. La composition scénique n’appelle, elle, aucune réserve. Tout comme les prestations de Michaela Schuster – Herodias à la voix saine et impérieuse et au jeu scénique subtil là où l’on voit trop souvent des viragos caricaturales – ou encore Rachael Wilson, page d’Herodias aussi sonore qu’élégant. De tous les seconds rôles, juifs et soldats bien tenus, c’est surtout le premier nazaréen de Callum Thorpe, au timbre gorgé d’humanité, qui marque les esprits.
La satisfaction vient de la fosse et d’un Kirill Petrenko jamais autant à son affaire que dans Richard Strauss. Dynamiques, contrastes aussi bien dans les nuances que dans les tempi, couleurs sont exploités avec une intelligence incroyable. Le chef russe joue des différentes masses et pupitres (le célesta jamais entendu de la sorte dans toute la scène finale) et met en avant les contrepoints pour faire avancer de manière implacable la conduite du drame. Hélas ou heureusement, en grand chef d’opéra qu’il est, il ménage son plateau et censure les débordements auxquels la partition l’invite. C’est flagrant sur l’introduction orchestrale de la grande scène de Salomé « du wolltest nicht deinen Mund küssen lassen », ou au lieu du crescendo souhaité, Kirill Petrenko fait décroître son orchestre pour laisser Marlis Petersen exister. En conséquence, toute la scène manquera d’impact et de dramatisme à l’opposé d’une danse des Sept Voiles, entamée diaphane comme les rayons de la lune et de plus en plus étouffante à mesure que les voiles tombent. Au final, on ne peut qu’espérer une reprise – ou au Théâtre des Champs Elysées, coproducteur du spectacle, où Patricia Petibon relèverait le défi – pour se délecter pleinement de cette direction d’orchestre et approfondir la proposition truculente mais frustrante de Krzysztof Warlikowski.