Dans le droit fil du romantisme fantastique d’E.T.A.Hoffmann, Rusalka s’inscrit dans l’héritage tardif de Weber et Lortzing. Même si le langage de Dvořák en est plus proche que de celui de Janáček, son cadet de treize ans, les deux compositeurs partagent l’amour d’une nature panthéiste, joyeuse dans sa résignation, propre aux pays tchèque et slovaque. Ici, le ton est sombre, grave, dramatique. Les profondeurs sont glauques, opaques, obscures. Les moments de détente, rares, sont soulignés avec humour par la mise en scène, riche en symboles (le garde forestier pêchant à califourchon sur le cadre de fond de scène, de réels poissons, que son neveu, le Marmiton, étête, non sans essuyer ses mains ensanglantées sur son tablier). On pourrait aussi citer l’intervention de Ježibaba, la sorcière, lorsqu’elle est sollicitée par ces deux poltrons.
© Klara Beck
La réalisation de Nicola Raab et de ses amis est particulièrement aboutie, d’une cohérence et d’une richesse insoupçonnées. Elle se signale par l’intelligence du livret et de son illustration sonore, élargissant la vision onirique à notre temps, autorisant la pluralité des lectures. L’économie de moyens est la règle. L’impact violent de flèches tirées des cintres suffit ainsi à illustrer la chasse. Le dépouillement épuré des décors de Julia Müer, leur esthétique, focalisent l’attention sur les acteurs, le regard étant rarement distrait par la force des images projetées, déformées par le milieu aquatique. Les projections de Martin Andersson et les lumières de Bernd Purkrabek, particulièrement réussies, s’accordent idéalement au propos. La direction d’acteurs, fouillée, inventive, le rythme visuel en contrepoint du flux musical nous réjouissent. Mariées à l’élément liquide, aux cieux rarement limpides, aux feuillages, les images réalistes et contemporaines (le désir et la violence conjugale) actualisent la féérie, d’une beauté incontestable. Ce choix doit-il être vécu comme un enrichissement, une réduction voire un détournement ? Leur rythme s’accorde idéalement à l’action, contribuant à la force dramatique de l’opéra. Les costumes de Raphaela Rose sont un régal : des longues traînes mousseuses et immaculées des nymphes, qui se prêteront à de multiples traitements, comme à la tenue d’infirmière d’il y a un siècle que porte Ježibaba à sa première apparition, la queue de poisson dont se débarrassera Rusalka à sa mutation… Seules réserves, minimes : l’invention d’un double enfantin de Rusalka, le fait de se taillader les veines, en gros plan, la tache de sang maculant le fond de scène, perdent de leur force, car trop souvent vus.
Bien que chacun aspire à la condition de l’autre au point d’y sacrifier sa propre existence, Rusalka et le Prince seront frappés d’incommunicabilité jusqu’à leur ultime et poignant duo. La première par son mutisme, consenti par amour (comme la Petite sirène), le second par son inconstance et par son incompréhension de la nature de l’ondine. Pumeza Matshikiza, Rusalka, assurera progressivement son autorité vocale. L’Ode à la lune est belle, mais convenue, sans la longueur de voix ni les mezzo voce attendus. C’est dans les actes suivants qu’elle donne pleinement sa mesure. La voix est chaude, vibrante, sonore, le jeu dramatique toujours juste. Elle sait se faire angoissée « Petit papa, Ondin, sauve-moi », comme désespérée « Je ne suis ni morte, ni vivante », douloureuse « J’ai perdu ma jeunesse » , et chargée d’une émotion sincère dans son ultime duo avec la Prince. A défaut de séduction, le Prince de Bryan Register a la voix jeune, souple, aux aigus clairs. Son aisance dans tous les registres, sa force expressive font oublier la silhouette, peu crédible. Attila Jun a presque tout pour camper un Vodnik d’excellence. N’étaient le large vibrato de certaines finales, et quelques tenues d’une justesse approximative – traduisant sa fatigue à la fin de l’ouvrage – , le chant est remarquable d’aisance, de puissance, d’expression juste. Son autorité, rare, comme sa tendresse et sa compassion nous émeuvent. « Tu es perdue » (I), la lamentation « Malheur, malheur » (II), « loin des profondeurs » (III) sont autant de moments d’émotion. Il n’est pas ce vieillard triste, affaibli et désabusé mais un père lucide, impuissant à modifier le cours des choses, dont l’amour pour sa fille est profond. Patricia Bardon n’est pas davantage la sorcière maléfique de notre imagerie. Elle use de ses pouvoirs sans malveillance, avec mesure, avec sollicitude. Son appel au meurtre du prince s’inscrit dans la logique du drame : elle hait les hommes, sans doute pour trop bien les connaître. Elle fait forte impression par son large ambitus, ses graves bien timbrés sans jamais poitriner, par sa projection. Une Ježibaba de luxe. La Princesse étrangère, intrigante, prédatrice orgueilleuse, séductrice, est le personnage antipathique par excellence. Le chant de Rebecca Von Lipinski, puissant, à l’ample vibrato, manque de séduction, de sensualité pour être crédible. Son duo avec le prince est une page théâtrale de peu d’intérêt musical. Les ondines, tout d’abord enjouées, aimables tentatrices taquinant Vodnik, excluent ensuite Rusalka de leur monde. Leurs interventions sont autant de moments de pur bonheur. Les voix d’Agnieszka Slawinska, de Julie Goussot et d’Eugénie Joneau s’accordent idéalement, claires, colorées et articulées, pour donner vie à ces créatures légères, dépourvues d’âme. Le Marmiton nous réserve deux beaux airs, bien conduits par Claire Péron, « Vaulk, petit père » (début du II) et « Notre prince est tombé gravement malade » (III). Son oncle, garde-forestier est Jacob Scharfman. L’émission séduit par sa clarté, par sa jeunesse, sa distinction à défaut de la franche robustesse qu’appelle la rusticité de l’emploi.
Les chœurs féminins se développent amplement dans les actes aquatiques. L’unique chœur mixte est réservé pour la fête au château. La précision, les couleurs, la projection sont bien restituées. Pas de danse pour le ballet du 2e acte, que Dvorak voulait confier à six couples de danseurs en alternance, l’action y gagne. Toujours les riches et amples pages orchestrales trouvent une traduction scénique convaincante : l’orchestre de Dvořák dit tout. Même si l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg n’est pas tchèque, et cela s’entend, ses bois et ses cors sont admirables, sans qu’aucun pupitre ne démérite. La direction d’Antony Hermus est attentive à chacun. Les échos de la danse, les bouffées de passion sont rendus avec justesse. La partition trouve ici son souffle. Cependant elle est quelque peu dépourvue de la magie attendue. La balance entre la fosse et le plateau dessert parfois le chant, dans les passages chargés de mystère et de poésie. Pourquoi réserver les nuances les plus ténues à l’introduction du duo final ? Le réglage sera affiné pour les prochaines représentations, n’en doutons pas.
Un spectacle fort, riche de sens, abouti, qui ne peut laisser indifférent. Il doit bien y avoir encore quelques places à Strasbourg ou Mulhouse… sinon, rendez-vous à Limoges lorsque la production y sera reprise. Souhaitons qu’une captation soit réalisée qui permette au plus grand nombre de partager le bonheur des auditeurs de sa création.