Mettre en scène un conte de fées n’est jamais chose facile, surtout dans notre Occident moderne où il n’est plus guère permis de se laisser aller sans arrière-pensée aux délices de la féerie. Depuis quarante ans, les productions les plus marquantes de Roussalka ont impitoyablement transposé l’intrigue du chef-d’œuvre lyrique de Dvořák dans un univers réaliste (la nursery de David Pountney à l’ENO en 1986), voire sordide (la prostitution pour Stefan Herheim à Bruxelles et à Lyon), Robert Carsen à Bastille réussissant le miracle d’offrir un spectacle à la fois esthétiquement superbe et dramatiquement intelligent, en exploitant le thème du double. A l’Opéra des Flandres, Alan Lucien Øyen joue lui aussi sur le double, mais d’une manière tout autre et, il faut le dire, bien moins convaincante. Chorégraphe autant que metteur en scène, il a voulu que la plupart des chanteurs aient leur double dansant, ce qui donne lieu à quelques beaux moments, surtout pour l’évocation du monde des esprits de la forêt et des eaux ; les artistes de l’Opera Ballet Vlaanderen, pour lui donner son nouveau nom complet, sont ici à juste titre sollicités, et notamment pour la scène du bal à la cour du prince. Il est aussi intéressant parfois de voir s’affronter deux couples, le Prince chanteur et la Roussalka danseuse face au Prince danseur et la Roussalka chanteuse, par exemple. Hélas, le procédé atteint vite ses limites dans la mesure où il dispense trop souvent les chanteurs de véritablement jouer leur rôle, puisque leur double dansé assure par ses mouvements la part d’expressivité qui devrait leur incomber. Face à leurs collègues plantés sur scène les bras ballants, deux personnages ont néanmoins une existence bien plus immédiate : Jezibaba et la Princesse étrangère, qui sont aussi les deux seuls à ne pas être dédoublés, ceci expliquant forcément cela.
Le décor étonne lui aussi, par sa forme organique abstraite, entre le puzzle 3D et le squelette de dinosaure. Ses rotations permettent de changer l’aspect des lieux, de ménager des couloirs, des niches, des claustras à travers lesquels les personnages s’espionnent, les éclairages colorés apportant un élément supplémentaire de variété. On sera nettement plus circonspect en ce qui concerne les costumes, en particulier celui de la Princesse, particulièrement peu seyant.
© Filip Van Roe
Quant à la distribution, elle présentait la particularité d’offrir, deux mois après, la même titulaire du rôle-titre que dans la production de Strasbourg, par ailleurs très différente. Pumeza Matshikiza possède un médium riche et rond, mais l’aigu, malgré sa puissance, manque de chair et ne saurait restituer la séduction du personnage, déjà privé de sa dimension théâtrale par le parti pris de mis en scène évoqué plus haut. Le prince de Kyungho Kim pâtit du même handicap scénique, mais a toute la vaillance vocale nécessaire à ce rôle lourd, ce qui n’est pas si fréquemment le cas. L’Ondin de Goderdzi Janelidze trouve un rival redoutable en la personne du danseur qui double l’esprit des eaux, mais la basse a des arguments à faire valoir ; il gagnerait peut-être à moins couvrir l’aigu, qu’on aimerait plus brillant parfois. Mais comme on l’a dit, deux personnalités vocales s’imposent à l’évidence, d’autant qu’elles sont les deux seules à pouvoir se mouvoir librement sur le plateau. Même dépourvue des charmes qu’un costume plus adéquat lui ajouterait, Karen Vermeiren fait forte impression en Princesse étrangère, maîtrisant exactement l’ampleur et la tessiture de ce rôle court mais frappant. Maria Riccarda Wesseling offre de Jezibaba une incarnation tout à fait accomplie, elle aussi totalement maîtresse de son personnage sur le plan vocal, sorcière transformée en dame élégante des années 1920, avec une distance narquoise fort bienvenue.
Dans la fosse, l’orchestre symphonique de l’Opera Ballet Vlaanderen fait valoir toute la magie de la partition de Dvořák. La direction de Giedré Šlekytė, dont on signalait récemment la prestation dans la musique de notre temps, est ici aussi tout à fait pertinente, avec un seul sujet d’étonnement : la magnifique polonaise du deuxième acte ne sonne pas ici comme on s’y attend, car l’orchestre ne respecte pas l’accent marqué sur la deuxième note du premier temps de chaque mesure. Choix d’autant plus curieux pour un spectacle où la danse tient une place presque trop importante.