Il faut du courage, voire de l’audace, pour accepter de chanter Werther dans la mise en scène et les lieux même où Jonas Kaufmann a triomphé il n’y a pas si longtemps, marquant le rôle d’une empreinte que l’on a dite indélébile (voir le compte rendu de François Lesueur). Mais Roberto Alagna n’a pas froid aux yeux. Il sait également que l’interprétation de son illustre confrère, si accomplie soit-elle, ne saurait rivaliser avec la sienne parce qu’elle lui est tout simplement incomparable, au sens premier de l’adjectif. Notre ténor public numéro un se distingue d’abord par une diction d’une limpidité qui rend superflue la lecture des surtitres. Cet art de dire n’est pas que prononciation, il est aussi déclamation. A ce sort fait à chaque mot, s’ajoutent des sons ouverts, colorés, projetés et une voix dont le rayonnement est chaleur. L’indisposition annoncée en début de spectacle est sans doute cause de quelques notes moins assurées et d’intonations parfois incertaines. Mais le souffle ne faiblit pas et l’aigu jaillit radieux, faisant de l’invocation à la nature et d’un lied d’Ossian longuement applaudi de vrais instants de poésie. Bref, plutôt que d’attiser la querelle entre latinistes et germanistes, réjouissons-nous de vivre une époque formidable qui nous offre deux références dans un des plus grands rôles de notre répertoire.
Réjouissons-nous aussi de retrouver la mise en scène de Benoît Jacquot, littérale certes mais d’un esthétisme abouti avec ses perspectives inspirées du romantisme allemand. Intemporelle, elle offre aux chanteurs un espace idéal d’expression à condition de savoir l’investir.
C’est là le premier mérite de Karine Deshayes : prendre le rôle de Charlotte à bras le corps avec une énergie scénique qui compense ce que le chant ne peut pas toujours offrir. On aimerait le registre grave plus affirmé et le texte davantage compréhensible. Mais le timbre séduit et l’aigu possède un impact suffisant pour que « les lettres », les « larmes » et le duo du 3e acte («n’achevez pas… ») recueillent leur part méritée d’applaudissements. D’une voix de baryton sonore et intelligible, Jean-Francois Lapointe compose un Albert plus bienveillant qu’inquiétant. Fraîche comme un bonbon mentholé, sans rien d’acidulé, la Sophie d’Hélène Guilmette a le « rire » charmant à défaut d’être brillant. Jean-Philippe Lafont bougonne en bon bailli qu’il est et Luca Lombardo tire Schmidt vers le haut.
Fêté par le public dès son entrée en fosse puis à chaque nouveau lever de rideau (le spectacle comporte deux entractes), Michel Plasson propose du chef d’œuvre de Massenet une lecture plutôt lente, mesurée, sans excès de dramatisme. Cette approche résolument cartésienne achève de déposer sur la reprise d’une production désormais mythique un label « made in France » dont nous, français, avons tout lieu d’être fiers.