Il y a un mois, Roberto Alagna régalait les spectateurs de la Salle Gaveau avec un concert éblouissant consacré aux personnages de théâtre. Le ténor nous revient à l’UNESCO dans une forme tout aussi remarquable, et dans un programme presque totalement différent balayant quatre siècles d’opéra. Les onze pages sont d’ailleurs pratiquement données dans l’ordre de leur composition, en commençant par « Ogne pena cchiù spiatata » extrait du Frate ‘nnamorato (1732). L’air est habituellement dévolu à un soprano mais couramment défendu par d’autres typologies vocales. Roberto Alagna chante ici la version originale en napolitain, et non la version italienne habituelle « Ogni pena più spietata ». « Du moment qu’on aime », extrait du Zémire et Azor de Grétry (1771 : une variation sur La Belle et la Bête) nous permet d’apprécier l’impeccable diction du chanteur français, parfaitement compréhensible dans toutes ses inflexions. « Vainement Pharaon », extrait du Joseph en Égypte de Méhul (1807) a été assez régulièrement au répertoire du ténor au cours de ces presque 30 dernières années. Cette écoute nous permet de mesurer l’évolution vocale de Roberto Alagna, dont la voix s’est développée en largeur, avec un médium puissant et plus sombre, sans perdre son brillant dans l’aigu. « Adina credimi te ne scongiure » de L’Elisir d’amore (1832) est un peu une curiosité en récital, puisqu’à la scène il s’agit d’un quartet entre Nemorino, Adina, Belcore et Giannetta accompagnés par le chœur des villageois. Cette page nous rappelle un instant le touchant Nemorino que Roberto Alagna sait camper à la scène. Le ténor serait sans doute un Lenski idéal au théâtre, mais cette perspective est malheureusement peu probable : nous nous en consolerons avec sa belle et sobre interprétation de « Kuda, kuda » extrait d’Eugène Onéguine (1879). On connait bien en revanche l’Otello (1887) du ténor français. Il nous offre ici une belle mort intériorisée, sans artifice. Changement d’ambiance radical avec l’extrait de La Rondine (1917) interprété sourire aux lèvres. Nouveau changement d’atmosphère avec Cyrano de Bergerac. Ce personnage est certainement l’une des compositions dramatiques les plus personnelles et intimes du chanteur. Il nous livre ici une mort assez bouleversante, exploit d’autant plus remarquable qu’il est accompagné au piano. La Chanson hindoue fut adaptée pour violon, piano, et bien sûr pour les chanteurs non russophones. C’est la seule page du Sadko de Nikolaï Rimski-Korsakov qui ait atteint une telle popularité. L’ouvrage fut créé en 1898 : le programme fait ici une entorse à la progression temporelle qui n’était peut-être qu’un hasard (et puis, il s’agit d’un bis !). Roberto Alagna l’aborde d’une voix franche et sonore, et l’on pourra préférer des interprétations plus idiomatiques de ténors russes utilisant davantage le registre mixte. Après un « ‘O sole mio » justement ensoleillé, Roberto Alagna défend une nouvelle fois Le dernier jour d’un condamné, composé par son frère David (2007), avec une authentique émotion. XVIIIe, XIXe, XXe et XXIe siècles sont ainsi servis avec un égal bonheur. Au piano, Morgane Fauchois-Prado fait preuve d’une belle musicalité. Ses interventions solistes sont d’une grande sensibilité (pour ce qui concerne les transpositions d’Orfeo ed Euridice et Cavalleria rusticana) et de la virtuosité nécessaire pour le Hachis romantique qui semble parodier Franz Liszt. On connait la symbiose que Roberto Alagna sait créer avec son public. COVID oblige, la grande salle de l’UNESCO n’était ouverte qu’à 200 spectateurs éparpillés dans l’auditorium. Le challenge n’était pas mince mais le ténor français aura réussi à créer une écoute de qualité. Les téléphones portables, bien audibles pendant les différentes interventions prélables, s’étaient enfin tus pour l’occasion1 !
1. Rappelons que ce concert était donné pour l’ouverture de La Semaine du son de l’UNESCO, dont Roberto Alagna est le parrain pour l’édition 2022 (qui durera d’ailleurs deux semaines en ce qui concerne la France). En introduction, son fondateur Christian Hugonnet aura rappelé les divers enjeux de la qualité sonore, laquelle ne se limite pas à la seule pollution auditive comme on peut l’imaginer a priori (« Les oreilles n’ont pas de paupières »). Citons par exemple le danger des musiques compressées, causes de différentes pathologies (étude sur 90 cochons d’Inde clermontois à l’appui…), désordres que ne provoquent pas le son naturel : « Le professeur Paul Avan, directeur du Centre de recherche et d’innovation en audiologie humaine à l’Institut de l’audition, a exposé les résultats de son étude sur les sons compressés, un son numérique qui a été « tassé » électroniquement pour faire remonter les niveaux sonores les plus faibles et être plus audible. Durant quatre heures, des cochons d’Inde ont été exposés à de la musique très compressée ou non, au niveau maximum légal de 102 dBA. Leur audition a été évaluée juste avant, juste après, puis 24h, 48h et jusqu’à une semaine plus tard. Conclusion : même si aucun n’a perdu l’audition, « les animaux exposés à la musique surcompressée présentaient une fatigue plus importante des voies réflexes protectrices de l’oreille. De plus, le temps de récupération du réflexe était de plus de 48 heures », expliquent les scientifiques. « Ainsi, l’exposition répétée à la musique surcompressée est potentiellement dangereuse pour la sensibilité auditive car elle rend l’oreille plus vulnérable, même lorsqu’elle ne la menace pas immédiatement », poursuivent-ils. Grâce à la mobilisation de chaînes de radio et de musiciens, la mise en place d’un label « non compressé » pourrait voir le jour ». Le 1er février à 20h, au théâtre du Châtelet, en clôture de La Semaine du son de l’UNESCO, un concert démonstration sera organisé, avec la participation de Thomas Dutronc et de ses musiciens, pour « rendre tangible » ce qu’est une musique compressée. Entrée gratuite pour les cochons d’Inde. Tendez l’oreille… ou pas !