Qu’est-ce que l’opéra ? C’est l’alliance du théâtre et de la musique, et le mot alliance dit bien que dans cette association on ne peut privilégier l’un aux dépens de l’autre. Trop de metteurs en scène l’oublient, qui pour plaquer sur une œuvre leur lecture idéologique ou leur « modernisation » n’hésitent pas à la modifier, c’est-à-dire à la déformer. De même certains chefs qui se mêlent de mise en scène échouent à proposer des versions à la hauteur des enjeux dramatiques. Ce préambule pour dire sans plus tarder notre émerveillement devant l’intelligence et l’efficacité de la version proposée à l’Opéra de Stuttgart dans une mise en scène à quatre mains de Jossi Wieler et Pascal Morabito. Elle aurait pourtant pu nous faire pousser les hauts cris, tant elle refuse certaines conventions si bien ancrées qu’à les ignorer elle s’expose à l’accusation de sacrilège.
L’intérêt de la démarche est de ne pas avoir pour objectif de faire du nouveau pour faire du nouveau. Cette proposition commence par un retour aux sources dramatiques : le théâtre de Victor Hugo et, en filigrane, celui de Shakespeare, admiré de Verdi et de Hugo. Qui est Gilda ? Une jeune fille grandie dans la solitude auprès d’un père qui, sachant trop bien les dangers qui guettent les femmes, l’a probablement élevée en garçon manqué. Elle en a les attitudes, le comportement, avec comme corollaire une ignorance complète des jeux de la séduction. Il n’y a aucun doute que cette histoire avec le petit jeune, c’est sa première et elle s’y lance à corps et à cœur perdu. Aussi quand son père voudra, l’ayant retrouvée dans la tanière du vice, l’en faire sortir, elle ne comprendra pas sa démarche : elle est si heureuse de s’être enfin sentie femme, dans sa robe brodée de sequins, un diadème en tête, si semblable à Lady Di…Cette référence n’a bien sûr pas pour but d’établir une équivalence, mais modernise le personnage, le débarrassant des drapés Renaissance, comme Maddalena n’est pas une catin des barrières, mais une jeune femme séduisante, peut-être call-girl, qui s’est fait le look de Nicole Kidman. Il n’en faut pas plus, avec le holster de Sparafucile, pour transposer dans un environnement connu du spectateur une histoire tristement ordinaire. Mais que ce dernier prenne garde : ce qu’il regarde n’est pas la reconstitution d’un fait divers. En dévoilant l’envers du décor qui tourne sur le plateau mobile, les metteurs en scène rappellent qu’ils font du théâtre, et que Rigoletto raconte une histoire sur une scène. C’est un fil conducteur du spectacle, qui commence avec le cadre de scène posé sur la scène, dont le grand rideau exfiltre ou rejette peu à peu les participants à l’orgie initiale, et s’achève avec Rigoletto s’éloignant toujours plus de Gilda expirante, tel le comédien de Diderot pressé d’aller en coulisse mais revenant brusquement, la conscience professionnelle étant la plus forte, pour sangloter nerveusement, même de loin, comme le veut « la tradition ». Il faudrait détailler la précision et la maîtrise de la direction d’acteurs, il faudrait repérer toutes les allusions à un théâtre de la cruauté et au corpus d’idées sur le rôle du spectacle dans la culture contemporaine pour rendre justice à la richesse d’une proposition qui élève l’intelligence du spectateur sans lui asséner une thèse. Et dire que ce Rigoletto n’est pas l’éphémère production d’un festival qui « flamberait » un financement exceptionnel mais un spectacle du répertoire de l’Opéra de Stuttgart depuis la saison dernière… Heureux Wurtembergeois !
Si le spectacle fonctionne aussi bien c’est probablement parce que, de reprise en reprise, les participants – les chœurs par exemple – ont acquis une telle maîtrise de l’aspect théâtral qu’ils donnent une illusion de naturel sidérante. C’est vrai aussi des solistes, au point que le soprano appelé à la rescousse pour remplacer la Gilda prévue retrouve apparemment sans problème ses marques. Les personnages prennent ainsi une déconcertante apparence de proximité avec les spectateurs, et la scène où Gilda passe au pochoir des tracts républicains que Rigoletto met à sécher semble une tranche de vie en même temps qu’elle se réfère au Victor Hugo républicain. Mais ce réalisme apparent n’est pas un but, il n’est qu’un moyen de sortir les personnages des conventions habituelles, la dimension symbolique de certaines activités – le tir aux fléchettes – enrichissant encore la proposition visuelle signée Bert Neumann. Celle –ci allie du reste fonctionnalité et esthétique, du rideau de scène dans la scène au décor urbain de rues enchevêtrées et de toits superposés ou à la toile peinte dont les couleurs s’éteignent après l’orage qui aurait noyé l’incendie. Les lumières de Lothar Baumgarte accompagnent avec une précision sans faille les évolutions du décor et des personnages, et rappellent à l’occasion qu’elles sont un adjuvant de la représentation d’une fiction. Ce sont la cohérence et cohésion si serrées des diverses composantes théâtrales qui donnent sa force exceptionnelle au spectacle.
Et parmi ces composantes théâtrales il y a la musique, dans l’éloquence de sa composition et la distribution des timbres et des accents. Combien de fois nous a-t-il été donné d’assister à un spectacle où l’union de la musique et du théâtre s’impose à nous au point de nous donner l’illusion d’en être partie prenante ? La fluidité de l’action théâtrale donne au flux musical une sorte d’urgence évidente : à partir du moment où il est lancé rien ne peut l’arrêter. Giuliano Carella lui apporte une âpreté tranchante mais les musiciens si remarquables de l’orchestre le secondent admirablement tant dans la précision cinglante que dans l’ironie goguenarde qui tourne Rigoletto en bourrique ou dans l’allusion précieuse à la musique de scène de Don Giovanni. Cette exécution si juste sur le plan rythmique et si contrôlée dans l’expansion sonore laisse ébloui : dans une maison de répertoire on trouve des couleurs si fortes, si fraîches, des nuances aussi nettes et délicates ! On pourrait craindre que le parti-pris de la mise en scène tienne à distance l’émotion. C’est en effet le cas, mais seulement en ce qui concerne l’attendrissement et la sensiblerie habituels, car l’ascèse théâtrale qui refuse le pathos semble renforcer la charge émotionnelle de la musique, qui retrouve un rôle de premier plan au lieu de se borner, comme dans la pire tradition, à illustrer des situations. L’originalité de la lecture a remis en lumière toute la force et toute la subtilité de la partition. Le chef adhère manifestement à cette proposition et il s’y est engagé avec une passion communicative. Son expérience lui permet évidemment d’assurer le meilleur soutien possible aux chanteurs.
Un peu bousculée à son début l’élocution de Atalla Ayan s’améliore et il campe un duc de Mantoue convainquant sinon exceptionnel. Il est vrai qu’il semble bien jeune ; peut-être gérera-t-il mieux ses efforts pour ne pas sembler devoir puiser dans ses réserves. Le timbre n’est pas de ceux qui ravissent mais l’engagement est évident et la composition théâtrale convaincante. C’est aussi le cas, nous l’avons dit, pour la soprano Ana Durlovski, qui accomplit un tour de force en reprenant au pied levé le rôle de Gilda, avec une désinvolture apparente, aussi bien théâtrale que vocale, qui en dit long sur ses qualités professionnelles. A l’annonce du changement son nom avait fait naître des approbations satisfaites et nous avons pu en apprécier le bien-fondé. Ce père si maladroit, qui après l’avoir tenue éloignée des réalités amoureuses voudrait qu’elle y renonçât alors qu’elle n’en connaît encore que le miel, n’est pas l’homme pitoyable si souvent représenté : il participe, comme les autres, à l’avilissement brutal de la fille de Monterone. Mais il s’étonne que ce dernier le maudisse : humain Rigoletto, trop humain, qui croit avoir sauvé sa fille en la forçant à regarder l’infidélité du duc en direct. Le baryton Markus Marquardt est prodigieux d’ambigüité et résout victorieusement la quadrature du cercle consistant à être dans et hors de l’œuvre. Sa voix n’est pas exceptionnelle d’ampleur, mais elle est très souple et il en tire toutes les nuances nécessaires à la complexité du personnage de Verdi et de la mise en scène. Il remporte un triomphe mérité. Beau succès aussi pour le Sparafucile de Liang Li, à la voix ample et dégagée, et des graves ni forcés ni rocailleux. Un peu moins marquante la Maddalena de Stine Marie Fischer, dont la voix n’a pas pour nous la séduction de la silhouette, mais qui a le bon goût de ne pas la forcer. Tous les autres rôles, dont le vétéran Roland Bracht et ceux tenus par des artistes des chœurs, sont chaleureusement applaudis. Il y a dans ce succès, si justifié, quelque chose qui interpelle : pourquoi un théâtre au cœur d’une ville fait-il le plein en été pour un spectacle qui n’est pas une nouveauté ? Si c’était simplement parce que la proposition est d’une exceptionnelle qualité ?