Pour ce concert, Jérémie Rhorer explique dans le programme qu’il a fait reconstituer à l’identique certains instruments à vent utilisés au dix-huitième siècle par l’Académie Royale de Musique et qu’il a adopté le diapason à 403 Hz en vigueur à l’époque afin de « restituer à cette œuvre sa puissance expressive telle que Gluck l’avait voulue pour la version parisienne de 1774 ». Pari tenu.
Rappelons qu’il existe trois partitions différentes de l’ouvrage :
- la version dite « de Vienne », créée en 1762 dans la capitale autrichienne sur un livret en italien de Calzabigi, dans laquelle le rôle d’Orphée était dévolu à un castrat. Cette version a connu un regain de faveur au début des années 80 lorsque les « baroqueux » se sont plu à la représenter en confiant le rôle titre à un contre-ténor ;
- la version de Paris, pour laquelle Gluck a composé plusieurs morceaux nouveaux, modifié une partie de l’orchestration et transposé le rôle d’Orphée pour un ténor conformément au goût français de l’époque ;
- enfin, la version « Berlioz », entièrement réorchestrée par le musicien français à l’attention de Pauline Viardot, qui mêle les « meilleures pages » des deux versions précédentes et restitue à Orphée sa tessiture d’alto. C’est sous cette forme, bien éloignée des intentions de Gluck, et dans une traduction italienne, que l’œuvre s’est maintenue durablement au répertoire.
C’était donc une aubaine que d’entendre dans son intégralité, la version originale française, somme toute rarement jouée(1). L’Opéra de Paris l’avait montée dans les années 73/74 avec Nicolaï Gedda en Orphée(2).
Annoncé dans le rôle-titre, Topi Lehtipuu a été finalement remplacé par Stefano Ferrari. Doté d’un timbre agréable, le ténor italien possède un art consommé de la demi-teinte qui fait merveille dans l’air « J’ai perdu mon Eurydice », en dépit d’un investissement dramatique quelque peu limité. Cependant la tessiture élevée du rôle met plus d’une fois sa voix à rude épreuve et sa préparation technique se révèle insuffisante pour affronter l’air redoutable « L’espoir renaît dans mon âme » qui conclut le premier acte : vocalises savonnées, souffle court et notes aiguës à l’arrachée, le ténor ne maîtrisant pas pleinement l’usage de la voix mixte. Si l’on ajoute qu’en dépit d’une diction acceptable, la déclamation lyrique à la française lui est étrangère, on aura compris que cette prestation laisse considérablement à désirer.
Avec Eurydice Mireille Delunsch retrouve un emploi idéalement adapté à ses moyens foncièrement lyriques. Hélas, la fréquentation assidue d’un répertoire trop lourd a mis sa voix à rude épreuve, le timbre est désormais privé de couleurs et l’aigu a perdu son éclat. On est loin de sa prestation de 2002 à Poissy sous la baguette de Minkowski. De plus la cantatrice paraît s’ennuyer dans ce rôle, ce qui est un comble pour une artiste qui a bâti une partie de sa réputation sur ses qualités théâtrales.
Julia Novikova en revanche paraît très à l’aise sur le plateau. Elle campe avec une belle musicalité un Amour mutin à souhait. Son timbre clair, légèrement acidulé, est tout à fait idoine pour cet emploi épisodique.
Jérémie Rhorer est sans conteste le grand triomphateur de la soirée : dès l’ouverture dirigée avec une fougue endiablée on a compris que le théâtre serait dans la fosse. De bout en bout, sa direction extrêmement fouillée met en relief les différents affects de la partition avec un sens prodigieux des contrastes. Il tire de son ensemble Le Cercle de l’Harmonie des sonorités inouïes, au sens propre du terme. Á cet égard l’arrivée d’Orphée aux enfers au début du deuxième acte est absolument hallucinante. Le chœur, les Éléments, en tout point exemplaire, contribue grandement à cette réussite.
Nul doute qu’avec un Orphée à la hauteur de l’entreprise on aurait entendu là une version de référence.
Christian Peter
(1) Marc Minkowski avait dirigé cette version à Poissy en juin 2002 avec Richard Croft et Mireille Delunsch. Ce concert a fait l’objet d’une intégrale parue sous le label DGG.
(2). Cependant Gedda s’était abstenu de chanter l’air « L’espoir renaît dans mon âme » tout comme Simoneau dans l’enregistrement paru en 1956 chez Philips sous la direction de Rosbaud.