Une chanteuse habituée au Liederabend pourra-t-elle s’accommoder d’une partie « cross-over » ? Un pianiste de jazz saura-t-il faire vivre des pages de Strauss, Brahms ou Sibelius ? Les questions se multipliaient dans la tête de l’auditeur anxieux qui allait, lundi soir, assister à ce qui n’était rien moins que le grand retour d’Anne Sofie von Otter à l’Opéra de Paris. Près de six ans après sa dernière apparition in loco, l’enjeu était de taille. Présente à presque chaque saison, dans un répertoire varié, von Otter était l’une des artistes emblématiques de l’ère Gall, dont elle avait d’ailleurs refermé le mandat, en campant une mémorable Clairon dans un non moins mémorable Capriccio straussien. C’était en juin 2004. Et puis, plus rien. En six ans, des choses ont changé : von Otter s’est faite plus rare à la scène, préservant un instrument fragilisé par le théâtre en se rabattant sur le récital piano-voix, dans des bouquets d’œuvres toujours plus éclectiques, allant des confins du baroque à Abba. Cette nouvelle Anne Sofie von Otter, il fallait bien finir par l’entendre à l’Opéra de Paris, où elle avait jusque là été présente à tous les moments clés de sa carrière.
C’est évidemment dans la deuxième partie du concert que s’exprime avec le plus de force la nouvelle facette de la chanteuse. Le lecteur pointilleux nous permettra donc de commencer par là. Les incursions de von Otter dans le répertoire non classique, consacrées notamment par un album Abba, n’ont jamais relevé de l’opération marketing (même lorsqu’elles étaient couronnées par un enregistrement Deutsche Grammophon), particulièrement parce que là n’est pas le tempérament de von Otter, dont l’engouement pour certains artistes pop ou chanteurs de variété semble très sincère. A la voir sur scène, plus aucun doute : la célèbre mezzo suédoise s’épanouit dans ces pages avec une bonne humeur communicative. Cheveux longs, énergie débordante, humour pince-sans-rire assez irrésistible entre la présentation des songs… on peine à croire que cette chanteuse-là fut considérée, pendant longtemps, comme une artiste « trop » sérieuse, à la limite de l’austérité. Composée, entre autres, de chansons de musique de films suédois, et de quelques standards des Beatles (« Accross the Universe » et « Blackbird »), l’anthologie présentée ce soir rend assez largement hommage à la chanson française. Après la « Chanson de Maxence » de Michel Legrand, Léo Ferré a droit à trois titres, dont un « Saint Germain des Prés » d’une douce nostalgie, et un « Pont Mirabeau » assez étonnant, que l’on n’attendait pas si léger. Est également rendu hommage à Brel (parlons plutôt ici de chanson francophone, pour ne pas froisser un peu plus le patriotisme de nos amis belges), avec une bouleversante « Chanson des vieux amants » et, à l’heure des bis, von Otter tient à nous chanter Barbara ; mais ne trouvant pas la partition sur son pupitre, elle se précipite en coulisses pour la chercher, cependant que Brad Mehldau occupe le public hilare avec une improvisation de son cru… une fois le calme revenu et la partition trouvée, on aura le droit finalement à « Pierre », qui restera peut-être le plus beau souvenir de la soirée. Ici comme dans l’ensemble des autres titres interprétés, une chose nous frappe particulièrement parmi les qualités habituelles d’engagement, de sincérité ou de prononciation qui ont toujours caractérisées von Otter : c’est le sérieux avec lequel elle s’attache à cette musique, la concentration avec laquelle, on le voit bien, elle a dû les travailler en profondeur. A aucun moment n’affleure la condescendance que pourraient avoir à l’endroit de la variété les grands chanteurs d’opéra – y compris ceux, trop nombreux, qui font du cross-over sans aimer réellement ce répertoire populaire que leur fait enregistrer les majors. Anne Sofie von Otter a trouvé d’instinct la posture idéale, excellence et fantaisie mêlées. On s’aperçoit même, à ce sujet, que, dans le tandem qu’elle forme avec Brad Mehldau, c’est elle, la plus drôle et la plus fantaisiste, peut-être justement parce que venant du classique, elle a tout à prouver dans ce répertoire. Son pianiste, généreux en improvisations parfois quelque peu longuettes, montre paradoxalement un visage plus fermé, une musicalité plus figée, une attitude finalement moins jazzy. Les cinq mélodies qu’il avait composées sur des poèmes de Sara Teasdale (1884-1933) pour von Otter présentées en début de seconde partie renferment également ce paradoxe : Mehldau peut faire valoir son expérience de jazzman pour faire ressortir toute l’énergie vitale contenue dans certains textes –et les rythmes, de fait, sont assez irrésistibles, dans « Child, child » ou dans « Did you never know ? ». Mais le cycle n’est pas exempt de longueurs, en grande partie à cause de la propension du pianiste-compositeur à faire répéter ad nauseam les derniers vers de presque chaque extrait du recueil.
Cette différence de tempérament assez surprenante entre la chanteuse et son accompagnateur, que l’on n’aurait pas soupçonnée de prime abord et qui ne les empêche pas, visiblement, de travailler ensemble avec plaisir, se pressentait déjà dans la première partie. Car l’épanouissement d’Anne Sofie von Otter, qu’elle doit peut-être à sa pratique du cross over, ne s’arrête pas aux portes du Lied. L’affinité est évidemment particulière, entre la chanteuse et les mélodies de Söderman et de Sibelius données en ouverture de programme : entre la Scandinavie (pour la langue) et le répertoire germanique (pour l’inspiration musicale) la mezzo suédoise est dans son élément. Mieux, on s’aperçoit, notamment dans « Maj » et dans « I Systrar, I Bröder, I Älskande Par ! » que la santé vocale de la chanteuse, qui ne laissait pas d’inquiéter dans quelques-uns de ses plus récents enregistrements, est ici très bonne : tout au plus s’aperçoit-on que l’aigu, assez métallique, s’ouvre sur un vibrato qui s’est élargi en quelques années. Par ailleurs on ne peut qu’apprécier une voix qui reste un merveilleux instrument expressif, et dont on perçoit bien plus qu’une simple trame élimée (contrairement à ce que nous avouons avoir craint). Associée à un goût du français et une intelligence du texte que l’on sait hors-normes, cette voix fait merveille dans les deux mélodies de Gabriel Fauré qui continuent le programme. Les Lieder de Brahms n’appellent que des éloges : « Die Mainacht », déjà au programme d’un des tous premiers disques de von Otter pour Deutsche Grammophon, distille une mélancolie sans artifice, « Juchhe ! » est un véritable feu d’artifice d’euphorie, et, dans « Unbewegte laue Luft », on admire la maîtrise des climats et des tensions. Au même niveau se situent les pages straussiennes, brillamment couronnées par un « Nichts ! » où triomphe, là encore, l’humour et la finesse d’Anne Sofie von Otter.
Toute différente est l’impression laissée par Brad Mehldau, bridé dans son goût pour l’improvisation par des pages où il ne peut que tenter, de-ci de-là, quelques extrapolations, quelques ajouts de notes qui n’apportent ni n’enlèvent grand-chose à son accompagnement un peu avare en couleurs. Le 7e Nocturne de Gabriel Fauré, inséré entre « Après un rêve » et « Die Mainacht », symptomatique justement de ce manque de couleurs, fait un peu trop piano-bar pour fasciner, mais peu importe : Anne Sofie von Otter a retrouvé avec succès les planches de l’Opéra de Paris, là est l’essentiel !