Opéra-charnière de Donizetti, Anna Bolena se heurte bien souvent à la difficulté de distribuer un rôle-titre capable d’offrir sur une aussi longue distance des trésors de savoir-faire vocal et une présence dramatique puissante, sans s’écrouler dans la scène finale de délire, résumant, ramassant, convoquant toutes les ressources démontrées au fil de l’œuvre, en une apothéose faisant de Bolena la Isolde des belcantistes. A ce jeu-là, Netrebko il y a deux saisons s’était montrée souveraine, provoquant chez notre confrère Maximilien Hondermarck une vive poussée hormonale (voir son compte rendu). La Kammersängerin Krassimira Stoyanova lui succède avec dans la voix sans doute plus d’élégie et de douceur, mais moins d’animalité. Elle s’acquitte de son rôle avec une remarquable cohérence, non sans être manifestement à la limite de ses moyens. Il lui manque en particulier du volume et de l’abattage dans la scène finale. Il est vrai qu’elle n’a pas la partie facile avec une mise en scène qui neutralise plus qu’elle n’attise ce que le drame peut avoir, comme souvent chez Donizetti, de pure défonce.
Face à elle, Sonia Ganassi se contorsionne de mille manières pour arracher à son gosier les vocalises et les aigus dardés que Donizetti a réservés à ce rôle. Sa composition dramatique est néanmoins convaincante, et nous fait un peu oublier de douloureux et manifestes efforts. Elle est à cet égard l’exact inverse de Garanca.
Stephen Costello, annoncé souffrant, et malgré un timbre qui n’a jamais été séduisant, se tire admirablement du rôle de Percy – à ceci près que sa démarche pataude ne laisse jamais oublier au spectateur qu’il est, précisément, souffrant, alors que sa voix, elle, est intacte. Il traîne donc sur scène son malheur, ce qui finit par le rendre assez plausible.
Le vrai bonheur dramatique et vocal vient de Luca Pisaroni qui en Henry VIII a trouvé un rôle lui permettant de franchir une nouvelle étape de sa carrière : les rôles baroques sont désormais un souvenir et c’est vers ce répertoire belcantiste que l’oriente un développement vocal fait de rigueur technique et de préparation, lui permettant aujourd’hui d’afficher un volume sonore réjouissant sans sacrifier le détail musical. Il campe un Henry VIII à la fois séducteur et froid tyran : quelque part entre Don Giovanni et Philippe II. On n’aura garde d’oublier l’excellent Smeton de Zoryana Kushpler.
Evelino Pido avait assuré les représentations avec Netrebko et reprend du service pour cette reprise. Je dois avouer mon complet scepticisme. Sa battue s’encombre de gestes fort esthétiques mais difficiles à lire. Les tempi qu’il choisit sont souvent excessivement pesants, et surtout il semble peiner à respirer avec les chanteurs. Je m’en voudrais de ces réserves si je n’en avais trouvé de semblables sur la mine des membres de l’orchestre, très affairés sur leur pupitre et manifestement assez indifférents aux indications du chef. Ce ne sont là bien sûr que supputations. Cela n’empêche pas les couleurs de l’orchestre de fuser avec une richesse et un galbe admirables, mais aussi une liberté de chaque instant. Le chœur de la Staatsoper mérite plus qu’une mention : il y a là un degré de perfection et pour ainsi dire de facilité qui plus d’une fois fascine.
Opéra de Vienne, dimanche 3 novembre, 18h