Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble être en train de s’éloigner de quelque chose à
laquelle son regard reste rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’Ange de l’Histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où se présente à nous une chaîne d’évènements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus renfermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
W. Benjamin[1]
Dans ses Thèses sur le concept d’histoire, Walter Benjamin décrit la tâche de l’historien matérialiste. Sa démarche s’oppose à celle de l’historicisme qui culmine dans une forme d’histoire universelle qui est, en dernière instance, l’histoire des vainqueurs. L’historicisme accumule les événements pour remplir un temps homogène et vide, là où l’historien matérialiste s’attarde sur des objets saturés de tensions, des objets qui se présentent comme monade : « dans cette structure il reconnaît le signe d’un arrêt messianique du devenir, autrement dit d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé » (Thèse XVII). Brosser l’histoire à rebrousse-poil, accepter que la « catastrophe » ne constitue nullement un état d’exception, semble, pour Benjamin, le seul moyen de sauver la mémoire des vaincus. La tâche de l’historien matérialiste a bien une visée messianique : « à nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique en sait quelque chose » (Thèse II). En d’autres termes, l’historien matérialiste, pour rendre aux vaincus leur dignité prend la catastrophe à bras le corps. Il explore l’amas de ruines, identifie des objets ou moments saturés de tensions – des monades qui, en elles, portent l’histoire toute entière – en vue d’en faire surgir la puissance messianique et, ainsi, de sauver ce qui peut encore l’être.
Arriver au Stadium de Vitrolles, c’est faire l’expérience concrète de la monade surgie d’un champ de ruines. À une vingtaine de kilomètres d’Aix-en-Provence, un imposant bloc de béton noir – œuvre de l’architecte Rudy Ricciotti – se dresse sur une ancienne décharge de bauxite, roche sédimentaire dont on extrait l’alumine qui sert à la production d’aluminium. L’extraction et l’affinage de la bauxite produit une terre d’un rouge intense dont sont formées les collines qui entourent le Stadium. La salle accueille des événements sportifs et des concerts entre 1994 et 2000. En 1998, la mairie de Vitrolles est passée à l’extrême droite. Le maire d’alors programme un concert de rock identitaire au Stadium, sur fond de vives tensions. Le groupe électrogène du bâtiment est dynamité le soir du concert, empêchant sa tenue normale. Il aura lieu dans le parking. La mairie frontiste décide alors de ne pas renouveler le contrat d’exploitation qui arrivait à son terme. Dès le début des années 2000, le Stadium est laissé à l’abandon. Le soleil le patine, il est investi par des tagueurs et autres amateurs d’Urbex. Réinvestir ce lieu impliquait de nécessairement se saisir des tensions qu’il cristallise.
Résurrection de Gustav Mahler – Festival d’Aix-en-Provence 2022 © Monika Rittershaus
On ne sait si le choix du lieu procède de celui de l’œuvre et de son approche ou s’il le précède – sans doute sont-ils, en réalité, concomitants. Toujours est-il que l’œuvre prend une dimension particulière due à sa situation. Le champ de ruine qui vit naître le Stadium est rejoué sur la scène où un paysage plus ou moins vallonné, boueux, humide mais désertique, est reproduit. Si l’une des situations est bien réelle alors que l’autre est mise en scène, il reste que les deux entretiennent un rapport étroit qui rend partiellement caduque l’opposition de la réalité à la fiction. Ce à quoi nous allons assister n’a malheureusement rien d’une fiction mais constitue, si l’on accepte de suivre Benjamin, l’expression de la grande catastrophe qu’est l’histoire : le charnier des vaincus.
La deuxième symphonie fonctionne, elle aussi, peut-être comme une monade. Dans sa correspondance avec son amie Natalie Bauer-Lechner, Mahler écrit : « Mes deux symphonies expriment ma vie toute entière. J’y ai versé tout ce que j’ai vécu et souffert, elles sont vérité et poésie devenues musique. Pour quiconque sait bien écouter, ma vie entière s’éclaire »[2]. Or, au même moment, il milite, suivant ainsi Wagner, pour l’union des arts. « S’il exprime ces idées à ce moment précis – selon Henry-Louis de la Grange, son principal biographe –, c’est sans doute qu’il est en train de “parcourir toutes les littératures du monde” à la recherche d’un texte pour le Final de la Deuxième Symphonie, qui doit être une “une œuvre d’art totale” »[3]. En se saisissant de l’œuvre d’une vie, l’on voit émerger l’époque et le cours tout entier de l’histoire. Œuvre totale par excellence, cette symphonie-monde appelait la mise en scène afin de sortir l’intégralité de sa puissance expressive. Si l’on prend le parti de respecter une prétendue volonté du compositeur – ce qui est, en soi, discutable –, le cas précis de la Deuxième symphonie ne doit pas inquiéter lorsqu’on se rappelle la position de Mahler lui-même : « À l’insu parfois de soi-même et par une inspiration venue d’ailleurs, on construit parfois quelque chose que l’on cesse de comprendre, une fois que l’œuvre est venue au monde »[4].
Après un long silence pendant lequel un cheval blanc ère sur scène – faisant, à l’occasion, mine de manger des végétaux inexistants sur une terre qui n’offre manifestement rien de vivant –, l’Orchestre de Paris emmené par Esa-Pekka Salonen offre d’emblée une énergie remarquable. La lecture est sombre et l’accent sera toujours davantage mis sur la puissance que sur la douceur, ce qui semble parfaitement cohérent avec la lecture scénique. Le lieu rendait sans doute la sonorisation indispensable. On regrette que celle-ci n’ait pas été à la hauteur de la qualité des interprètes. Dès l’attaque des contrebasses, larsen et crachotements perturberont régulièrement l’écoute.
Tout au long de l’exécution, on assiste à l’extraction d’une centaine de cadavres par les agents d’une organisation internationale (le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, si l’on en croit le sigle qui figure sur les camionnettes présentes sur le plateau). Par le travail pénible et minutieux de ces agents, les morts vont gagner la possibilité de passer de la masse indistincte des vaincus de l’histoire à la dignité de l’individu. Chacun aura son linceul, chacun aura son étiquette. En individualisant ces corps, on leur rend leur statut de personne, jusque-là nié. En les identifiant, dans un premier temps par un numéro, on rend possible la recherche de ce qui permettra une véritable mémoire des morts : leurs noms.
À la fin de l’opération, une femme continue de creuser encore car l’histoire ne sera jamais pleinement rachetée. On pense à ces femmes qui, dans le désert d’Atacama, au Chili, cherchent inlassablement leurs morts tandis que des astronomes observent le ciel. Chacun cherche à rendre compte du passé, tantôt individuellement, tantôt cosmiquement. Dans son somptueux documentaire Nostalgia de la luz, Patricio Guzmán se fait chroniqueur : « Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advint, rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire » (Thèse III). La mise en scène/installation de Romeo Castellucci ne narre pas un évènement identifiable. Il s’agit, en dernière instance, d’une réflexion sur un geste : exhumer, prendre soin. Reste que ce geste porte en lui l’histoire toute entière. C’est le Chili de Pinochet, c’est la Shoah, c’est l’ex-Yougoslavie, c’est la Syrie, c’est la Méditerranée, ce sont les enfants de Tuam. Alors que le dispositif a été pensé bien avant la guerre en Ukraine, c’est Marioupol et Boutcha. La catastrophe n’est pas l’exception. L’histoire toute entière est le charnier des vaincus.
De quelle résurrection s’agit-il alors ? Il n’est pas question de résurrection de la chair chez Castellucci. Il s’agit simplement, humblement, d’empêcher à tout prix que les morts ne meurent une deuxième fois. Lorsque chacun a sa sépulture, lorsque chacun peut être appelé par son nom, lorsque les vivants peuvent honorer leurs morts, c’est un peu d’humanité qui a été gagnée.
Résurrection de Gustav Mahler – Festival d’Aix-en-Provence 2022 © Monika Rittershaus
La « petite rose rouge » qui ouvre la partie vocale de la symphonie exprime peut-être cet espoir : sur tout champ de ruine peut encore éclore une fleur. Marianne Crebassa aborde le quatrième mouvement avec la touchante simplicité qui s’impose. La voix est charnue, ronde et ample. La mezzo possède également toutes les qualités d’une bonne alto. Le Chœur de l’Orchestre de Paris et le Jeune Chœur de Paris, préparés par Marc Korovitch, offrent une magnifique homogénéité, tant dans le son que dans les intentions. D’abord sur la retenue, Golda Schultz ne tarde pas à affirmer un timbre clair et coloré. Les qualités expressives des deux chanteuses culmineront dans le duo qui précède la dernière intervention du chœur : « Avec les ailes que j’ai conquises, dans un brûlant élan d’amour, je m’envolerai vers la lumière que nul regard n’a pénétrée ! ». Le final est, comme il se doit, triomphal, ouvrant l’espoir d’une rédemption.
Sur scène, de l’eau tombe des cieux. Manière d’annoncer le retour de la vie ou la persistance de la catastrophe car, on le sait, l’eau est vitale mais, en même temps, meurtrière.
[1] Thèses sur le concept d’histoire, trad. fr. M. Löwy reprise dans Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Une lecture des Thèses « sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’éclat, 2014, thèse IX.
[2] Correspondance citée dans H.-L. de la Grange, Gustav Mahler, Paris, Fayard, 2007, p. 90.
[3] Ibid., p. 91.
[4] Ibid.