Il y a douze ans, Marie-Nicole Lemieux rendait déjà hommage à Anna Girỏ. C’était à la maison de la Radio dans un programme réunissant des airs de Bajazet, Farnace et Orlando Furioso. La mezzo-soprano québécoise venait d’être révélée dans Vivaldi, dont le répertoire restait largement inconnu. On vantait déjà son adéquation avec le style de la muse de Vivaldi, connue pour son expressivité époustouflante. Mais 12 ans plus tard, la donne a changé : pour la chanteuse d’abord, qui s’est peu à peu éloignée du baroque et semble maintenant y revenir ; pour l’auditeur ensuite, l’intégralité des compositions lyriques connues du Prêtre Roux étant maintenant disponible au disque, souvent dans de glorieuses versions. Cette terra cognita, les artistes avaient d’abord prévu de l’explorer davantage : on nous annonçait des airs d’Ezio, de Ginevra, de La Ninfa infelice et fortunata ; le vivaldolâtre se doutait que cela ne devait être que des airs isolés tirés d’œuvres perdues et qui ont certainement été réutilisés dans d’autres œuvres, conservées celles-là, avec un autre texte. Mais tout de même, nous espérions. En vain, quelques jours avant le concert, le programme confirme des extraits d’Orlando Furioso, Farnace, Bajazet, La Fida Ninfa et la Griselda. Ce ne sont pas pour autant des airs rabâchés, malgré les intégrales parues chez Naïve ou Virgin, ces morceaux restent rares au concert, et nous n’avions, à deux exceptions près, jamais entendu Marie-Nicole Lemieux les chanter.
Souffrant d’une allergie, la chanteuse est entrée en scène avec des moyens diminués. Projection courte et aigus serrés, qu’importe après tout pour ces arias flattant le medium et le tempérament dramatique de leur dédicataire. Hélas, pour donner le change, la chanteuse abuse de son propre tempérament explosif, cabotine excessivement et malmène trop souvent les partitions. Après un premier air de chauffe issu de Farnace dans lequel le moelleux habituel de sa voix aurait fait merveille, elle se jette dans les invectives d’Asteria, avec trop de rage et pas assez de noblesse. Ne prenant pas assez appui sur les mots, esquissant des trilles lourdauds, elle piaffe au lieu de provoquer superbement le vainqueur de son royal père. Avec les airs d’Alcina, elle revient en terrain plus sûr, mais ne retrouve pas le raffinement vocal dont elle était capable à ses débuts. Reste cet art caressant qui transforme ses andantes en berceuse, et quand vient l’entracte, malgrè ses évidentes lacunes, on ne peut s’empêcher d’éprouver de l’attachement pour une chanteuse qui sait se montrer si généreuse, même incommodée.
Dans la seconde partie, on alternera entre ratage intentionnel et splendides réussites. Le ratage, ce sera « Brami le mie catene » de Griselda : pour peindre l’héroïne désemparée et néanmoins tonnante, Marie-Nicole Lemieux choisit un ton bouffe, certes Griselda est une bergère, et certes Vivaldi s’amuse lui-même de l’ambiguïté en composant un air très saccadé et viril, mais lui refuser la grandeur de son destin pour en faire une simple virago, c’est massacrer une scène originale, et l’occasion de se prendre les pieds dans le tapis en perdant le fil du texte. La reprise, encore plus clownesque, pendant le bis, confirmera ce choix délibéré d’interprétation auquel nous ne souscrivons pas du tout. Heureusement, le splendide final de l’acte I, même privé de son récitatif, la retrouve impériale, contrastant chaque répétition de phrase, ne sacrifiant enfin plus la ligne de chant à la catatonie du personnage, ne surchargeant plus la musique d’effets inutiles, poitrinant de somptueux graves sans surjouer. Même cime pour l’air de la Fida Ninfa, parfaitement exécuté : devant 500 personnes, il nous semble entendre Elpina se parler à elle-même, dans des passages susurrés délicieux, dans des « dov’è » aussi impatients que timides. Avec le dernier air d’Alcina, syllabique comme celui d’Asteria, la chanteuse canalise mieux son expression, lui conférant ainsi beaucoup plus de puissance. Il faut dire que la vitesse de défilement des paroles interdisent de s’égarer en route. Sans effet parasite, l’interprétation convainc mieux. Sans surprise, et comme en 2002, elle choisit l’air d’entrée d’Orlando pour son premier bis, elle y jouit toujours d’un large ambitus mais la vocalisation est plus floue que jamais. Suivra un « Lascia ch’io pianga » transposé de Handel, délicat mais trop extérieur pour émouvoir.
Pour l’accompagner, avouons également notre déception quant à la prestation d’Il Pomo d’oro, dirigés par Maxim Emelyanychev. C’est décidément une formation polymorphe, qui semble changer de style d’interprétation à chaque concert. Ce soir, leur style ultra-percussif et décharné lorgnait clairement vers le Vivaldi de Jean-Christophe Spinosi. Mais pour assumer une telle sécheresse harmonique, il faudrait plus d’assertivité, or les attaques sont souvent approximatives, soutenant mal la chanteuse. L’acoustique matte du lieu moins que le manque de répétition ou la trop rare fréquentation de ces airs y ont sans doute aussi leur rôle, car pour les deux concerti de Vivaldi, l’ensemble est métamorphosé : d’abord avec Le Grand Mongol, que nous n’avions jamais entendu avec un soliste aussi net, précis, sans stridence, trop souvent excusées par la virtuosité de la partie, puis avec le concerto n° 10 de l’Estro Armonico, et ses quatre violons solistes se répondant en parfaite harmonie, en une collégialité que l’orchestre n’atteignit jamais dans les arias.
Un concert en demi-teintes donc, aussi impressionnant qu’agaçant, sauvé quoiqu’il en soit par la magie du lieu, entre ciel et mer, entre vielle ville profane et lieux saints, sous le regard de l’archange Saint-Michel terrassant le dragon.