Il est des soirées qui restent dans les mémoires comme autant de beaux moments dont on sait qu’on les savourera longtemps. C’est le cas de ce récital dans lequel Klaus Florian Vogt a proposé un programme où chaque air s’est égrené dans une habile composition d’ensemble sans temps morts – pas moyen de s’y ennuyer une seconde – et dans une harmonie évidente. Il est des mariages apparemment improbables qui peuvent être heureux, comme pour ce détonnant mélange de Wagner avec des Viennois. Dans un naturel confondant, l’un des grands Heldentenor actuels s’est délecté de son répertoire habituel en nous proposant en sus des extraits d’opérette avec un bonheur dont il a réussi à partager le plaisir avec son auditoire.
Cerise sur le gâteau, le chanteur a longuement présenté chacune de ses interventions, micro à la main, en maître de cérémonie de son propre show. Dans sa langue maternelle et devant (majoritairement) ses compatriotes, il a évoqué ses souvenirs, avec humour et autodérision. C’est ainsi qu’il explique le pourquoi de son habit, très élégant et original. Il s’agissait d’un costume conçu pour lui à Bayreuth dans la mise en scène de Katharina Wagner pour les Maîtres chanteurs de Nuremberg, mais finalement rejeté, ce qui lui a permis de le conserver et de l’utiliser à Baden-Baden. Dans l’air de Walther von Stolzing, la beauté juvénile du timbre fait merveille. Chaque mot est prononcé distinctement . On chercherait en vain la moindre acidité, y compris dans les notes les plus percutantes. Pureté et force, voilà ce qu’on retient de sa prestation.
Plus tard, il raconte, avant d’entonner l’air de séduction de Siegmund, qu’il avait interprété le rôle au Liceu et qu’il lui était arrivé la déconvenue suivante : quand Sieglinde a écarté la couverture, il a entendu un grincement métallique et au moment de saisir l’épée, il n’y avait plus rien car l’épée avait été entraînée avec le drap… Le public hilare – car le jeune allemand est un excellent conteur, fort drôle au demeurant –, a également eu droit à d’autres anecdotes, dont celle d’un Lohengrin en armure qui devait surgir d’une trappe mais qui a dû se hisser tout seul, avec beaucoup de ridicule, parce que le treuil s’était bloqué à un mètre sous la scène. Reconnaissant, Klaus Florian Vogt a pensé à remercier le directeur du Festspielhaus qui avait eu l’idée de lui déposer dans sa loge une lettre l’invitant à Baden-Baden pour Lohengrin alors que les courriers officiels n’étaient jamais arrivés jusqu’à lui. Tous ont droit à une petite pensée : les musiciens qui lui rappellent qu’il a commencé au Philharmonique de Hambourg comme premier cor ou encore les techniciens qui ont dû être à la peine pour les surtitres puisqu’il s’est permis une inversion de programme… Le public dans la poche, notre ténor n’achoppe sur (presque) rien au cours de la soirée : son programme est réglé comme du papier à musique et les « Mild und Rein » (doux et pur) ou autres « Warm und Rein » (chaud et pur) des vers wagnériens trouvent un équivalent dans son chant limpide et clair.
« Le pathos projette son ombre, l’ironie », annonçait le programme édité pour la soirée, qui précisait aussi que le « filtre d’amour, contrairement à l’opéra wagnérien, était servi dans des flûtes à champagne dans les opérettes ». Ainsi, des airs décidément très à la mode en ce moment succèdent à Wagner après la pause, avec naturel et évidence. La Flûte enchantée sert de transition et l’interprétation (avec un nouveau frac, plus classique) de « Dies Bildnis… » n’a pas à rougir en comparaison avec l’inoubliable Fritz Wunderlich dont on ne se remet pas de la chute mortelle dans les escaliers à l’âge de 35 ans. Vogt s’en souvient-il lorsqu’il nous raconte le souvenir cuisant d’une glissade terminée sur les fesses à cause de la cire des bougies quand il interprétait Tamino dans l’un de ses premiers grands rôles à Dresde ? Son interprétation est très différente de celle de Wunderlich, toute en force wagnérienne dans le « Ja Ja… », mais d’une douceur ineffable par ailleurs, quoique proche de la mièvrerie par moments, ce qui altère le plaisir de l’auditeur d’autant plus gâché par le « Ja » final encrassé, notable couac de la soirée.
Bien sûr, on ne parle que de Jonas Kaufmann ces derniers temps et de son exquis « Dein ist mein ganzes Herz ». La comparaison n’est pas toujours favorable à notre interprète du jour, dont la voix paraît au disque souvent désincarnée, ce qui n’est pas le cas ici, sur scène. Mais là encore, à choisir, on prend les deux : la « couleur sombre et l’art des nuances » dont parle Christophe Rizoud pour le beau ténébreux et une clarté juvénile pour le sémillant archange blond. Puisqu’on est dans la région, Vogt nous offre en prime un extrait de Friederike de Franz Lehár, rappelant les amours de Goethe avec Frédérique Brion au cours de son séjour alsacien (Sessenheim n’est qu’à quelques kilomètres). Au terme du concert, le ténor fait mine de partir sans rappel, nous expliquant que le programme a été conçu pour ses moyens vocaux, pas à l’aune de la force et de la capacité d’écoute des auditeurs. Bien entendu, il nous offrira deux bis, totalement irrésistibles et à prendre au pied de la lettre : « Immer nur Lächeln » (sourire continuellement) et « Freunde, das Leben ist lebenswert » (amis, la vie vaut d’être vécue).
Pour faire bonne mesure, la Staatskapelle de Dresde (pardon, de Weimar, mais c’est quasiment la même chose ce soir) est en grande forme : une décoiffante Chevauchée des Walkyrie concurrence une fringante Ouverture de la Flûte, sans oublier une superbe valse de Lehár digne d’un jour de l’an à Vienne.