Que souhaite-t-on avant tout dans un récital ? Passer un agréable moment, découvrir des œuvres que l’on ne connaissait pas, et mieux connaître les interprètes que l’on est venu voir. Contrat rempli par Julie Fuchs et Alphonse Cemin avec cette belle soirée musicale et littéraire dans le salon de Louise de Vilmorin. Facilitées par son talentueux pianiste qui est lui aussi sur la voie des plus grands, les premières rencontres entre Julie Fuchs et le monde de Louise de Vilmorin remontent à ses études musicales. Tout cela est jeune, vif, frais, intelligent, pas guindé pour un sou, original et bien construit. Une astucieuse alternance de quelques mots de présentation à deux voix, de mélodies, de chansons, de piano solo, et d’enregistrements d’hommes qui ont compté pour Louise (Antoine de Saint-Exupéry), ou de chansons (« En attendant le prochain bateau », de Georges van Parys, délicieusement interprétée par Louise elle-même).
Le salon de Louise de Vilmorin au château de Verrières était un lieu foisonnant de personnalités et d’idées. Elle qui aimait tant jouer avec les mots par palindromes et holorimes (descendre mon thé, monter des cendres), était également une amante redoutable, et l’auteure de poèmes mis en musique par nombre de compositeurs. Louise de Vilmorin explique dans un interview également diffusé que tout le monde chantait à la maison quand elle était enfant, mais qu’aujourd’hui, ce qui est vrai et beau, c’est ce qui la touche… Et elle souligne ses goûts très éclectiques en chanson : Georges van Parys, Léo Ferré, Guy Béart (Temporel), Francis Lemarque (L’Air de Paris)…
Julie Fuchs, vêtue de noir, irradie le plaisir d’être là et de chanter. Elle met sa voix légère au service de compositeurs inégaux mais sincères, dans les genres les plus divers. Mais là où le patchwork musical du récital de ce soir aurait pu paraître indigeste, l’alternance des genres s’effectue agréablement grâce à l’interprétation très variée de la cantatrice qui, coquette, moqueuse, malicieuse, sensuelle, gourmande, désinvolte, passe sans efforts de l’émotion à une large palette d’expressions. Et pris dans ce mouvement irrésistible, même le pot pourri au piano de thèmes de Georges van Parys arrive à passer la rampe.
C’est toutefois Poulenc qui semble le mieux convenir aux deux interprètes. D’abord parce qu’il y avait déjà une vraie complicité artistique entre Louise de Vilmorin et Poulenc, qui l’avait convaincue de devenir poétesse. Julie Fuchs semble avec eux deux en particulièrement bel accord vocal et musical. Après Poulenc, Auric paraît certes moins brillant, et Julie Fuchs plus retenue dans Le Châle, mais pleine d’émotion aussi avec La Jeune Sanguine. Elle apporte ensuite humour et désinvolture, pour Le Corset, premier texte de Louise de Vilmorin, mis en musique par Valmont. Et à Migraine un côté plus canaille, rejoignant ainsi Jeanne Moreau pour qui Pierre Petit avait écrit le rôle qu’elle ne jouera jamais.
Mais évidemment, le morceau de bravoure, à part Fiançailles pour rire, c’est En attendant le prochain bateau, version van Parys, donnée après celle d’Auric. Délicate confrontation avec la version enregistrée par Louise de Vilmorin, d’où chacune sort avec les honneurs. Après un agréable détour par Guy Béart, et un retour à Francis Poulenc, le récital se termine par un bis plein d’à propos : L’Âme des poètes, de Charles Trenet, que Julie Fuchs transpose évidemment dans sa voix. Deux petits bémols : le pupitre et les partitions, qui ne sont là que pour le confort de la cantatrice, mais qui la coupent quelque peu du public, et la présence de micros envahissants qui posent le problème de l’enregistrement : chante-t-on de la même manière face à un micro où face à un public ? Ce soir, le micro semble avoir pris la main, et au poulailler on doit vraiment prêter l’oreille pour comprendre tous les mots, couverts par un piano un peu trop fort qui aurait dû rester seulement entrouvert.
Julie Fuchs, musicienne jusqu’au bout des ongles, dégage un énorme capital de sympathie, sait en jouer, et sait aussi rendre son public heureux. La grande complicité avec son accompagnateur n’est pas étrangère à la réussite de cette soirée : un grand moment d’émotion et de musique, comme à Verrières, tout simplement.