20h30, le silence se fait dans la grande salle de la Philharmonie où les spectateurs venus nombreux attendent avec une impatience palpable l’entrée en scène d’Anna Netrebko. Il faut dire que son concert prévu à l’origine à l’automne 2020 dans le cadre de la série Les Grandes Voix, a été reporté à deux reprises. Des applaudissements crépitent ici et là puis le calme revient, quelques minutes passent encore, l’impatience atteint son paroxysme quand soudain la voici qui apparaît, déchaînant sur son passage de longues acclamations et des bravos enthousiastes. Vêtue d’une robe blanche aux manches évasées, incrustée de motifs noirs et brillants, la diva, visiblement émue, s’avance calmement vers le piano, suivie de ses deux musiciens. Les applaudissements s’estompent, un spectateur qui tente de l’interpeler côté jardin est rapidement submergé par la réprobation du public. Il n’y aura pas d’autres incidents.
Alors qu’elle déclame les vers de Bajazet qui précèdent l’air d’entrée d’Adriana Lecouvreur, la chanteuse se tourne vers la droite en détachant à mi-voix chaque syllabe de la phrase « E ritorni al serraglio l’augusta sua pace » (Que la paix règne à nouveau en ces lieux). Ensuite elle livre une interprétation magistrale de « Io son l’umile ancella » parsemée de sons filés absolument somptueux. La salle exulte. Dès lors chacun sait qu’il va assister à une soirée mémorable dont le programme intitulé « Day and Night » reprend une partie des airs qu’elle avait proposés durant le confinement, lors d’un récital qui s’inscrivait dans le cadre de la série « Met Stars Live in Concert ». Ce programme généreux, composé essentiellement de mélodies russes, italiennes, françaises et de quelques airs et duos d’opéras est centré autour de la nature, du printemps, des oiseaux, du soleil et de la nuit.
Ainsi « Siren » (Le lilas) évoque avec délicatesse la fraîcheur parfumée de l’aube et « Zdes khorosho » (Ici il fait beau) la splendeur d’un paysage champêtre, Anna Netrebko interprète ces deux mélodies de Rachmaninov avec un timbre pur, tout en retenue, et conclut la seconde sur un si aigu pianissimo prolongé par un épilogue au piano qui met en valeur le toucher délicat de Malcom Martineau dont l’accompagnement subtil et raffiné fera merveille tout au long de la soirée. Dès son air d’entrée, on est subjugué par la manière dont la soprano s’approprie l’espace, elle marche le long du plateau avec un port majestueux, elle s’adresse tantôt aux spectateurs qui se trouvent côté jardin, tantôt à ceux qui occupent le côté cour et n’hésite pas à se tourner vers ceux de l’arrière-scène sans que le son de sa voix ne se perde pour les autres, tant sa projection est souveraine. Elle aborde « Morgen » nonchalamment assise sur une marche tandis que le violon délicat de Giovanni Andrea Zanon se joint au piano de Martineau – comme pour l’air de Cilea – afin de créer un écrin sonore de toute beauté autour de sa voix dont elle varie les couleurs avec d’infinies nuances. « Breit über mein Haupt » se hisse sur les mêmes sommets. Dans l’air de Louise , la soprano nous régale encore de ses splendides aigus flottants qu’elle prolonge à l’envi pour la plus grande joie du public. Après une mélodie de Tchaïkovski dont les envolées lyriques mettent en valeur l’ampleur de sa voix, la chanteuse termine la première partie de son concert avec deux pages de Leoncavallo, l’air de Nedda dans lequel on attend cependant une voix plus légère et « Mattinata » composée à l’origine pour un ténor, dont Netrebko livre une interprétation électrisante qui met la salle en délire.
Changement de tenue pour la seconde partie. La soprano arbore une magnifique robe vert sombre ornée d’une étole vert pâle, assortie à l’élégante robe vert émeraude que porte Elena Maximova venue interpréter avec elle deux duos célèbres, celui de Pauline et Lisa de La Dame de pique juste après l’entracte, et la barcarolle des Contes d’Hoffmann en fin de soirée. La mezzo-soprano possède un timbre sombre qui s’harmonise idéalement avec la voix de sa partenaire, elle sera chaleureusement applaudie lors des saluts. Durant cette partie, Anna Netrebko propose d’autres mélodies de Tchaïkovski, de Rimski-Korsakov et de Rachmaninov qu’elle interprète avec autant de bonheur et de conviction qu’en début de soirée, soutenue par Malcolm Martineau, et Giovanni Andrea Zanon pour « Ne poj, Krasavica, pri mne ». La cantatrice se montre particulièrement émouvante dans la chanson tzigane de Dvořák aux accents mélancoliques tandis que les deux Lieder de Richard Strauss confirment les affinités de sa voix avec ce compositeur. Elle nous réserve également une jolie surprise, l’air de Dalila « Printemps qui commence » qu’elle chante superbement avec des accents d’une sensualité torride dans la voix et des graves sonores, jamais appuyés. A la fin de l’air, elle tient à préciser en riant qu’elle n’a pas l’intention de chanter le rôle entier. Après « The silver aria » extrait de The Ballad of Baby Doe de Douglas Moore, avec ses grandes phrases lyriques et son superbe aigu final, le programme s’achève dans la bonne humeur avec la « Serenata » de Tosti. Heureuse et en grande forme, Anna Netrebko offre pour finir trois bis, « In quelle trine morbide », « Il Bacio » de Luigi Arditi qu’elle orne de nombreux trilles et l’incontournable « Non ti scordar di me » à deux voix. Puis, un sourire radieux sur les lèvres, elle s’éclipse en compagnie de ses trois acolytes, non sans avoir remercié à plusieurs reprises le public pour l’accueil fervent et chaleureux qu’il lui a réservé.