Détailler l’ensemble des questions sans réponses soulevées par Mathis der Maler occuperait tout l’espace habituellement dévolu à un article entier. Hindemith fait le choix, étonnant pour son époque, de narrer la vie d’un peintre ayant vécu entre les XVe et XVIe siècles, mais tout, dans cet opéra créé en 1938, nous évoque la montée du nazisme ; compositeur moderne et audacieux, il se réfugie dans une exaltation de la foi que beaucoup, aujourd’hui encore, appellent conservatisme ; d’une époque où l’engagement politique était, à bien des égards, rien moins qu’une question de vie ou de mort, il nous dit que la recherche de la perfection et du Beau, si limitée soit-elle, peut suffire à l’accomplissement d’une existence. Il prend à bras le corps, surtout, le déchirant dilemme auquel se livre celui qui hésite entre l’expression artistique et l’action politique, entre l’évasion vers un univers à inventer et le combat pour un monde à améliorer, et lui confère une telle importance que l’on ne sait plus très bien, au bout du compte, si le retour à l’art doit être vu comme un renoncement, ou si, à l’inverse, les tentations politiques n’étaient qu’égarement.
Olivier Py, courageusement, ne laisse aucune piste de côté, et se lance dans une exploration approfondie de toutes les questions soulevées par Hindemith. L’impressionnant « Concert des anges » qui tient lieu d’ouverture, devient un prologue merveilleux au cours duquel Matthias Grünewald, confronté successivement à la beauté de son art et au spectacle de la guerre des paysans, s’interroge déjà sur le rôle qu’il doit jouer. En un peu moins de dix minutes, toute l’œuvre est ainsi magistralement résumée en une chorégraphie révélatrice et inspirée. Le patron de l’Odéon reste par la suite au niveau de cette brillante entrée en matière, en embrassant toutes les difficultés soulevées par l’œuvre : il hiérarchise astucieusement l’espace, presque constamment occupé par des estrades, des structures dont la verticalité nous rappelle à chaque instant que Mathis (et peut-être Hindemith) ne sait pas ce qu’il convient de placer le plus haut, de l’art ou de la politique. Il n’escamote pas la place que cet opéra accorde à la foi, et parvient à rendre prégnante une extase religieuse dont la représentation, à bien des égards, risquait pourtant de tourner à la bondieuserie. Il prend enfin le parti d’établir un espace-temps complexe, ramenant à l’époque de Grünewald tout autant qu’à celle de Hindemith. On pourrait avoir un premier mouvement de répulsion devant ces représentants de l’ordre habillés en nazis (bergers allemands inclus), ou devant ces paysans en guerre contre les impôts grimés en ouvriers marxistes ; on pourrait trouver quelque peu facile, dans le 2e tableau, l’illustration des conflits religieux par un manichéisme tout bête entre costumes blancs et costumes noirs. Mais ces limites et ces transpositions ne sont que celles de l’œuvre, qu’Olivier Py sert avec une fidélité et une cohérence dont le jusqu’auboutisme ne laisse pas d’impressionner. Avec son acolyte de toujours, Pierre-André Weitz, et à l’aide des beaux éclairages de Bertrand Killy, il ajoute même à cette démarche intellectuelle fascinante un profond renouvellement esthétique : si le noir reste un élément déterminant de la scénographie, les décors, dont le gigantisme épouse à merveille les imposantes dimensions de l’ouvrage, sont très variés, particulièrement mobiles, et forment une savante mécanique exploitant au maximum les capacités techniques de l’Opéra Bastille, qui ce soir nous semblent infinies.
Partition exigeante, spectacle complexe : les chanteurs n’ont pas la tâche facile, avec cette production. Leur engagement n’en a que plus de prix, même si tout le monde ne sort pas indemne de cette soirée éprouvante. Décrire par le menu les prestations de chaque second rôle pourrait, là encore, occuper tout un article, mais on tient à saluer particulièrement quelques silhouettes marquantes : le Schwalb sonore de Michael Weinius, le Riedinger sinueux et manipulateur de Gregory Reinhart, le Pommersfelden efficace de Thorsten Grümbel. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke fait de Capito un spin doctor idéalement antipathique, et Scott MacAllister, un peu pointu de timbre, assume sans faiblir la tessiture assassine d’Albrecht von Brandenburg, qu’Hindemith met un point d’honneur à faire chanter presque constamment au-dessus de la portée. Des deux principaux rôles féminins, on retient en particulier Martina Welschenbach, qui réussit brillamment ses débuts à l’Opéra de Paris : la voix, saine et bien projetée (quoique pas très individualisée), et l’actrice passant de la timidité à la hardiesse avec la plus innocente juvénilité, sont bien ce qu’il faut à Regina. Petite déception, en revanche, pour Ursula : on connaît la classe et l’opulence vocale de Melanie Diener, mais le rôle n’est pas sans poser de problèmes à un registre aigu peu audible souvent, parfois faux.
Matthias Goerne endosse pour la première fois la blouse du peintre bavarois. Point commun avec Wolfram, précédent rôle dans lequel Bastille l’avait accueilli : c’est en artiste que le baryton allemand joue un artiste. La sensibilité, la sculpture de la ligne et l’art du dire qui ont placé Goerne, il y a déjà quelques années, au tout premier rang des Liedersänger, répondent aux préoccupations esthétiques de son personnage avec une troublante proximité, une gémellité qui fait d’emblée de cette interprétation une des plus authentiques, une des plus vraies dont on pourrait rêver. Reste une voix dont le volume n’est pas de ceux qui peuvent porter d’un bout à l’autre de l’Opéra Bastille, mais on aurait bien tort de faire la fine bouche devant une incarnation si bouleversante.
D’autant que si les chanteurs ne sont pas toujours audibles, il n’en va pas que de leur faute : dans la fosse, Christoph Eschenbach dispense en généreuses portions un concert de décibels, qui a certes le mérite de mettre en valeur un orchestre sensationnel, précis et rigoureux, mais les voix ne sont pas épargnées par cette lecture rutilante, y compris celles des pourtant nombreux (et excellents) choristes.
Autant de réserves négligeables face à une production qui tient si bien sa promesse principale : réconcilier Mathis der Maler avec le succès dont il a trop souvent été privé ces dernières années. Puisse cette réussite (qui prend le relais du Cardillac du même Hindemith joué in loco à l’époque de Gérard Mortier) encourager les programmateurs à aller encore plus loin : à quant les grandes productions qui feront connaître au public parisien Franz Schreker, Hans Pfitzner, et autres éminents spécialistes des questions sans réponses ?