Que vient-on chercher en revenant sur des lieux mythiques, sinon essayer de retrouver des souvenirs magnifiés par le temps ? Et l’on a tort, le plus souvent… Revenir à Caracalla 40 ans après tient de l’inconscience : j’ai quand même tenté l’expérience. La fin des années 60, c’était la grande époque des Zeani, Cossotto, Bergonzi, qui laissent des souvenirs impérissables. Sur une scène de 1 500 m² (32 mètres d’ouverture, 50 m de largeur en fond de scène et 32 mètres de profondeur), les décors pharaoniques de Giovanni Cruciani et Camillo Parravicini faisaient de l’Aïda d’alors une production inégalée, jusqu’à la reprise à Vérone de la version 1913. Quelque 11 000 spectateurs par soirée assistaient ainsi chaque été, d’abord depuis 1937, puis à nouveau à partir de 1945, à une quinzaine de représentations d’Aïda, ainsi qu’à deux ou trois autres opéras. Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ?
En 1994, les monuments historiques refusèrent de reconduire l’autorisation d’utiliser la vaste scène implantée en plein centre des ruines romaines. Le spectacle des tubulures rouillées qui demeurèrent en place quelques années était extrêmement déprimant. Il y a quelques années, une nouvelle autorisation fut accordée à l’Opéra de Rome, gestionnaire du festival, à condition que l’espace scénique ne s’approche plus des ruines : celles-ci deviennent ainsi un décor plus lointain, mais surtout n’offrent plus la même réverbération naturelle des voix, imposant une sonorisation. Autre conséquence, le nombre de spectateurs s’est trouvé réduit à 3 600. Aïda a néanmoins bravement repris le chemin de Caracalla en 2005 (voir les archives de Forum Opéra à la date du 27 juillet) et 2006. Mais dans de telles conditions, était-il sage de continuer malgré la beauté du lieu ? D’autant que la question de la sonorisation me paraît tout à fait primordiale.
Car il faut que les chanteurs aient une technique vocale absolument sans faille pour résister à une amplification de ce type, qui ne pardonne aucune faiblesse. On ne peut bien sûr juger de la puissance des chanteurs, encore moins de la qualité de leur pâte sonore, déformée par la technique. Comme à Bregenz ou au Stade de France (voir les archives de Forum Opéra du 12 septembre 2002), et dans certains théâtres qui n’osent pas l’avouer, la sono a donc gagné à Caracalla. Gagné, vraiment ? Je pense qu’au contraire, tout le monde à tout à y perdre : les spectateurs aux sens auditifs affaiblis par les agressions sonores permanentes, les chanteurs qui veulent chanter en plein air sans en avoir les moyens physiques, et les producteurs qui veulent faire du chiffre sans payer des artistes assez solides. Et qui est responsable ? Le spectateur qui exige (?) une puissance sonore arrivant encore à chatouiller agréablement ses sens défaillants ? Ou le producteur qui préfère installer un « piège à gogos » au détriment de la qualité ? Ils n’ont pas tort puisqu’Aïda est jouée à bureaux fermés. En tous cas, le grand perdant est l’art lyrique et la musique, car le meilleur des haut-parleurs ne peut encore égaler Maria Callas…
Cela établi, que peut-on dire du spectacle ? Le décor représente le pylône d’un temple, d’une hauteur de quelque 6 mètres ; au fond, les superstructures des thermes sont éclairés de couleurs variables, créant un arrière plan archéologique impressionnant. Des nombreuses colonnes qui figurent sur les photos des décors (coproduction Séoul et Hong-Kong), il n’en reste que deux, à l’avant-scène. Les éclairages sont remarquables, mettant en valeur les coloris flashy des mélanges de costumes bédouins, assyriens et même égyptiens (tous les prêtres portent la couronne pharaonique de Haute-Égypte…)
Dès le départ, une chaste vestale (pas toute jeune) se tape un beau danseur, ça commence fort. Passons la première scène et l’air de Radamès sans intérêt ; Amnéris arrive avec un voile bleu, style fatma de prisunic, comme dirait le capitaine Haddock, mais aussi mangeuse d’hommes. L’interprétation de Renata Lamanda n’est pas inintéressante ; bien que, comme la majorité des mezzos, elle marche vulgairement, elle est plus vive et expressive que la moyenne. L’Aïda d’Olga Romenko (que l’on avait déjà vue dans le rôle au stade de France) gagne à être vue de plus près, et elle est souvent émouvante, mais autant que les haut-parleurs puissent le laisser entendre, elle a maintenant des problèmes dans les graves, la voix commence à bouger, et elle loupe aussi quelques aigus. Elle surprend dans l’air du Nil par une gestuelle à la Bob Wilson, avec une longue écharpe, puis vampe Radamès, toujours avec des gestes baroques. Ivan Inverardi joue Amonasro le ventre en avant, en roulant des yeux de cinéma muet, entre Osmin, père noble ou traître de théâtre de boulevard, au total plutôt rigolo : il va sans cesse vérifier au fond de la scène si personne n’arrive !
La grande prêtresse, de son côté, crie faux, mais cela se comprend car elle met consciencieusement les mains dans le feu qu’elle est censée entretenir. Le vent se lève et passe dans les haut-parleurs. Des danses genre clowns semblent appréciées par Amnéris… Quand il y a un petit loupé comme à la fin du duo Amnéris-Aïda, le chef continue à foncer dans le brouillard et ne fait rien pour rattraper quoi que ce soit. À chaque interruption, des techniciens viennent régler l’orientation des micros, qui ne paraissent pas tenir dans la direction souhaitée ; on entend de plus en plus l’orchestre, de moins en moins les chanteurs. Le vent est tombé, remplacé par les mouettes qui nichent dans les pseudo-falaises de Caracalla. Des danses tribales et sportives accompagnent le triomphe de Radamès. À la fin, Amnéris pousse le grand-prêtre qui s’effondre : c’est un peu primaire, mais efficace. La scène finale, avec la fermeture du caveau, est également spectaculaire et même très réussie.
Au total, c’est un spectacle qui se laisse voir sans déplaisir. Il est globalement bien mené, mais sans non plus atteindre des sommets d’originalité ni d’interprétation. C’est du niveau d’un bon théâtre de région, pas d’un festival international. Et reste la question de la qualité de la sonorisation. Il reste donc à définir plus précisément à quel niveau Caracalla souhaite se positionner. Certainement Nicolas Sani, le nouveau directeur artistique de l’opéra de Rome, va s’atteler à cette question : nous lui souhaitons tout le succès possible.
Jean-Marcel Humbert