Une salle malheureusement non remplie montrait une fois encore que le public « fonctionne » toujours par degré de célébrité du titre à l’affiche… C’est dommage, car si les découvertes peuvent laisser de marbre ou meurtrir, elles peuvent aussi plaire, voire ravir ! Die Tote Stadt nous montre ce dont Erich Korngold est capable et c’est une agréable surprise. Non inféodé à la dissonance systématique, il combine harmonieusement, c’est le cas de le dire, certaines sonorités « modernes », comme fera Puccini dans sa Turandot, quelques années plus tard, et une fluidité wagnérienne et straussienne (Richard) continue. L’élément nouveau est une chaleur inaccoutumée dans l’opéra germanique, découlant de la « Giovane Scuola » italienne —qui pourtant à l’époque n’était pas des plus tonales ou caressantes, comme le montre Il Piccolo Marat de Pietro Mascagni, contemporain de Die tote Stadt. Cette chaleur à l’italienne se voit encore enrichie de cette grâce particulière à l’opérette viennoise qui devait marquer le compositeur. Le charmant air de Pierrot du deuxième tableau évoque l’atmosphère valsée d’Une Nuit à Venise. Et le sobre et émouvant monologue final de l’opéra fait penser au Franz Lehár délicatement désabusé de ses ultimes compositions.
Une chance pour le public qui a l’opportunité de saisir à bras le corps, si l’on ose dire, l’art de Korngold, grâce à l’excellent accord entre le chef Daniel Klajner et l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy. La forte impression produite par cette collaboration doit beaucoup à sa lecture passionnée, envolée, envoûtée même, tant il adhère à cette musique, faisant de l’orchestre LE protagoniste par excellence de cette production. On lui pardonne donc de couvrir parfois les voix, car il ne dirige pas fort, il « dirige riche », avec amour et passion.
Il faut préciser, pour sa défense, que le ténor Michael Hendrick possède une voix claire, légère même et donc facile à couvrir. On apprécie néanmoins sa prestation courageuse dans une écriture qui ne ménage pas la tessiture et lui demande de chanter beaucoup. Aucun son n’est crié, même lorsqu’il donne le maximum de sa puissance et que l’aigu s’amincit. Helena Juntunen (Marietta), en revanche, tient tête à l’orchestre et fait éclater sa voix pleine et puissante, sachant également moduler dans un piano timbré. Par contraste, on remarque le durcissement automatique de l’aigu chez Nadine Weissmann, qui se montre néanmoins une efficace Brigitta. Dans le rôle de Frank, l’ami du personnage principal Paul, le veuf éploré, on entend avec plaisir la belle, claironnante et solide voix de baryton de Thomas Oliemans. Parmi les personnages secondaires bien tenus, émerge la partie de Fritz, possédant le charmant air « viennois » de Pierrot dont nous avons déjà parlé, fort gracieusement rendu par André Morsch, de sa belle voix sombre de baryton proche de la basse.
Est-il besoin d’écrire : « Les Chœurs de l’Opéra national de Lorraine, impeccables comme toujours… » ? Eh bien, disons que nous le faisons cette fois en l’honneur de leur Maître, Merion Powell, dont le nom se trouve régulièrement absent du programme de salle (qui se fait pourtant un point d’honneur à énumérer jusqu’aux treize figurants participant à cette production).
La mise en scène de Philipp Himmelmann se caractérise par un choix répercuté dans le dispositif scénique. Ce dernier consiste en six cubes noirs répartis par trois, sur deux niveaux, mais ouverts latéralement, de sorte que les personnages puissent passer de l’un à l’autre. Depuis la salle, le simple pilier séparant le cube du milieu des autres, donne donc l’illusion de six casiers de trois mètres de côté environ, sans escalier visible, dans lesquels évoluent les personnages. Ils sont tantôt vides et parfois sont meublés de manière identique : un fauteuil 1930 sombre, et un lampadaire à abat-jour rouge. Le choix dont nous parlions consiste à ne jamais montrer d’affrontement entre deux personnages dans le même cube, matérialisant ainsi leur impossible rencontre morale profonde et leur incommunicabilité. La synchronisation est assez bien faite, même si elle frise le ridicule parfois par les gestes qui tombent dans le vide. Lorsque Paul, exaspéré, étrangle Marietta avec la tresse de cheveux de sa défunte épouse, il le fait, placé derrière un fauteuil vide, tandis que Marietta —à l’étage au-dessus !— voit sa tête tirée en arrière comme si effectivement quelqu’un tentait de l’étrangler. C’était une idée ; en faire un système est lassant, voire agaçant, chacun s’excitant de son côté, pour ainsi dire, mimant des gestes toujours avortés. Dans la même volonté appuyée de matérialiser les choses, lorsque le pauvre Paul croit entendre sa défunte épouse révérée, pourquoi passer derrière les cubes, un film montrant une tête géante qui chante ? Un rigide et grand portrait, mystérieusement suggestif, eut mieux fait l’affaire…
Une autre trait appuyé, suivant la recherche moderne de spectaculaire sont les attitudes vulgaires inutiles de Marietta. Certes, elle doit séduire Paul, réduire à néant sa « fidélité physique » à son épouse défunte, mais une chaleureuse sensualité n’était-elle pas plus suggestive et efficace que ces poses non seulement obscènes mais inesthétiques au possible, empêchant donc le charme insinuant d’opérer ?
Aucune visualisation, en revanche, de la « ville morte » du titre, cette Bruges glacée voulue par l’écrivain Rodenbach… C’est dommage, en ce que le personnage principal étend l’absence de son épouse bien-aimée à toute la ville, confirmant la citation célèbre devenue adage : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
Les costumes sont plutôt contemporains, de teinte noire ou sombre, et rouge pour Marietta. Au deuxième acte, une vaste robe blanc immaculé pour Brigitta déguisée en religieuse, contraste avec les couleurs aux tons fondus des costumes fantaisistes de la troupe répétant Robert le diable !
Tout dans l’action est voué à un échec, le metteur en scène a donc voulu matérialiser l’impossibilité de la rencontre sentimentale des personnages. Mais au lieu d’appuyer sur l’évidence, il aurait pu restituer au moins le rayon d’espérance illuminant la fin dramatique et musicale de l’opéra qui montre un Paul apaisé ayant enfin compris qu’il doit, pour revivre, quitter la « ville morte ».
La Ville morte, en tant qu’opéra cette fois, mérite d’être connue et située dans l’évolution de l’opéra allemand. Sa valeur fut du reste pressentie rien moins que par Giacomo Puccini, estimant après une lecture seulement (!) pianistique de l’œuvre, exécutée en sa présence dès 1920 par Korngold en personne, qu’il s’agissait de « l’espoir le plus fort de la nouvelle musique allemande ».
1 Renseignement apporté par Francesco Cavallone, dans son article du Dizionario dell’opera, Baldini & Castoldi s.r.l., Milano, 1996.