S’il est à présent redevenu « naturel » pour un compositeur d’écrire des opéras, cela n’en reste pas moins une mission délicate, avec maint obstacle à surmonter. Pour sa deuxième œuvre lyrique, Régis Campo a eu la bonne idée de s’appuyer une nouvelle fois sur un texte préexistant, dû à un auteur dramatique confirmé. Après Les Quatre Jumelles d’après Copi, créé à Nanterre en 2009, Quai ouest de Bernard-Marie Koltès lui a été proposé par l’Opéra du Rhin, en coproduction avec celui de Nuremberg, où l’œuvre sera donnée en version allemande en janvier prochain. Ce choix nous vaut un livret solide, peuplé de personnages de chair et de sang, et sans doute le premier opéra où l’on chante – et pas qu’une fois – sur les mots « tête de delco ». Comme il a fallu considérablement tailler dans la pièce pour la ramener à une durée raisonnable une fois mise en musique, les aspects comiques s’en trouvent soulignés, notamment à travers le personnage de Monique Pons, dont on a peine à croire qu’il ait pu être créé en 1985 par Maria Casarès, tant on y verrait plutôt une Isabelle Nanty : revenant à la création contemporaine après Yvonne, princesse de Bourgogne de Philippe Boesmans, Mireille Delunsch s’en donne à cœur joie dans ce rôle de petite-bourgeoise désemparée, multipliant les « Seigneur ! » et se grisant de répéter jusqu’à plus soif le mot « Conneries ». Vocalement, le rôle ne lui permet guère de déployer ses amples moyens, mais le compositeur lui a heureusement destiné le grand trio pour voix de femmes, hommage au Chevalier à la rose qui l’unit à ses deux partenaires pour un vrai moment de beauté suspendue. Apparue à la moitié de l’opéra, Marie-Ange Todorovitch n’a guère que ce passage pour briller, car le reste de ses interventions se situe dans un registre très grave, proche du parlé. Hendrickje Van Kerckhove bénéficie en revanche d’un rôle bien plus développé, avec surtout un véritable air peu avant la fin de l’œuvre, grande déclaration d’amour adressée à son frère Charles. Ce personnage, pivot de toute l’action, trouve en Julien Behr un interprète à sa mesure, même si l’on regrette que la partition n’exploite pas ses ressources vocales autant qu’elle le pourrait, se cantonnant le plus souvent dans le registre de la déclamation. Christophe Fel confère un relief impressionnant à chacune des répliques de Rodolfe, ce père qui fournit l’arme qui tuera son fils. Ecopant d’un personnage passif qui ne vise qu’à disparaître, Paul Gay marque moins les esprits. Fabrice di Falco exploite tous les registres dans lesquels il est capable de s’exprimer pour composer un Fak ambigu mais finalement assez peu menaçant.
Hendrickje Van Kerckhove © Alain Kaiser
Car c’est là le principal reproche qu’on pourrait adresser à cet opéra : que reste-t-il de l’intensité du drame de Koltès ? où est passée la violence de ces affrontements dans un hangar peuplé de marginaux ? Certes, à la fin, Abad – rôle muet tenu avec beaucoup de présence par Augustin Dikongue – abat Charles avec la kalachnikov donnée par Rodolfe, mais pas plus la musique que la mise en scène ne reflète l’inquiétante brutalité des rapports humains dépeints par le dramaturge. Régis Campo sait installer d’emblée un climat fait de fascinants miroitements sonores, non sans abuser parfois de la corne de brume qui ponctue l’action, et s’autorise le recours à des volutes orchestrales répétitives, un peu à la John Adams. Il manque pourtant ici cette étrangeté qui faisait le prix de ses Quatre Jumelles, où s’entrelaçaient deux voix de contre-ténor et deux voix de mezzo ; seul le trio déjà évoqué et le grand septuor de la séquence 21 exploitent vraiment l’association des timbres vocaux. Quant au spectacle monté par Kristian Frédric dans le magnifique décor à transformations conçu par Bruno de Lavenère, il semble lui aussi gommer ou gauchir un certain nombre d’éléments : la relation entre Charles et Abad n’est pas très compréhensible, malgré leur ultime baiser, et l’on s’étonne que, dans une mise en scène plutôt réaliste par ailleurs, Claire pour son grand air s’enroule dans une longue bande de tissu noir dont le symbolisme n’est pas absolument limpide.
Conduit par Marcus Bosch, l’Orchestre symphonique de Mulhouse est d’une précision admirable et renouvelle l’exploit réalisé pour Doctor Atomic de John Adams. Il faut enfin saluer les magnifiques interventions du Chœur de l’Opéra du Rhin, invisible mais extrêmement présent : le directeur de l’Opéra de Nuremberg a eu une excellente idée de suggérer à Régis Campo ce recours à la masse chorale pour « incarner ce lieu étrange » et conclure l’œuvre sur cette interrogation : « In God we trust, do we ? »