Avant Les Boréades, la saison prochaine, patiemment, mais sûrement, l’Opéra de Dijon poursuit la production de l’oeuvre lyrique du plus célèbre de ses enfants. De toute la fin du XVIIIe siècle, Pygmalion fut l’opéra de Rameau le plus joué, après Castor et Pollux. Le mythe d’Ovide est connu : Pygmalion a décidé de renoncer à prendre femme, ému par l’impiété des filles de Chypre à l’endroit de Vénus, qui les a changées en pierre. Il a sculpté une statue d’ivoire et la traite comme une personne vivante. Sa demande auprès de Vénus de lui donner une compagne semblable est exaucée. De leur union naquit Paphos, fondateur de la ville de Chypre qui porte son nom, où fut édifié le plus célèbre temple consacré à Vénus. Le rapport est évident avec les Fêtes de Paphos, l’opéra-ballet de Mondonville, dont nous écouterons ensuite L’Amour et Psyché , la troisième entrée.
Même s’il fut raillé en son temps, le livret de Pygmalion est remarquable, ne serait-ce que par le ballet, aboutissement heureux de l’histoire. Gavottes, menuets, chaconnes, loures, passepieds et rigaudons s’enchaînent, où la Statue assure ses pas avant de danser l’ample sarabande, le tambourin introduisant la liesse finale. L’action illustrée par Mondonville, elle aussi empruntée à Ovide, est de caractère plus dramatique. Vénus est jalouse de la beauté de Psyché. Celle-ci attise la haine de la déesse en déclarant à Tisiphone qu’elle la surpasse dans sa capacité à aimer, elle aime l’Amour. Tisiphone entraîne Psyché dans une tempête, qui la conduit à l’empire des morts, puis lui ôte sa beauté. Cependant, malgré sa laideur, Amour la sauve des enfers (« Vos soupirs, vos plaintes, vos larmes vous donnent un pouvoir plus grand que la beauté »). Attendrie, Vénus supprime le maléfice, rend ses traits à Psyché et lui donne l’immortalité.
Tout semblait réuni pour une production d’exception : une direction musicale d’excellence, des ensembles et des solistes familiers de ce répertoire, une chorégraphe – metteuse en scène renommée. Las, une profonde déception prévaut à la sortie du spectacle.
Pygmalion – Opéra de Dijon © Gilles Abegg – Opéra de Dijon
Robyn Orlin affirme vouloir « amener le baroque dans le présent », « apporter une forme de diversité culturelle ». « Un plateau de cinéma » explique-t-elle pour justifier son travail. Confuse, brouillonne, proliférante, gangrénée par une vidéo totalitaire, la mise en scène casse les codes, fourmille d’idées, surabondantes au point que l’on s’égare comme dans une forêt plantée de poteaux indicateurs. Pour littérale qu’elle se veuille dans le second ouvrage (vaisseau, tempête, rocher, enfer, démons…) la mise en scène passe à côté de l’essentiel : la vérité dramatique. Pas un moment on n’y croit, à moins de fermer les yeux et de se concentrer sur la musique. Les décors sont dictés par les besoins de la vidéo en temps réel (fond de prises de vue, écran géant), tout comme les mouvements. L’émotion est altérée par la débauche permanente d’effets visuels envahissants. On ne peut nier le professionnalisme du vidéaste, Eric Perroys, ni ses qualités d’invention, mais l’omniprésence des caméras, l’omnipotence des images, difficiles à soutenir, l’éparpillement de l’attention visuelle ont fait un sort à la musique, réduite à la décoration. La danse, vers laquelle convergent les deux ouvrages, est ici exclusivement contemporaine, virtuose et multiculturelle, souvent vulgaire : elle s’accorde mal à cette musique. De lourds contresens déconcertent (trémulation saccadée et enfiévrée sur une musique lente, dans Pygmalion; danse frénétique sur des passages évoquant la plainte, la douleur, dans la scène 7 de L’Amour et Psyché). Les chorégraphies sont monochromes.
La superbe distribution se prête de bonne grâce à une direction d’acteur qui ne favorise guère l’expression dramatique. Reinoud Van Mechelen est un Pygmalion au chant souverain, servi par une diction, une conduite de la ligne et une déclamation exemplaires. Son monologue est prometteur et, jusqu’à « L’Amour triomphe », avec le chœur final, puis le virtuose « Règne, Amour », c’est une grande et belle leçon de chant français. Magali Léger, la Statue, puis Psyché, a le charme, la grâce, comme la voix, limpide, que requièrent les deux rôles. Son air « J’ai perdu mes attraits » (L’Amour et Psyché) est bouleversant de vérité. Samantha Louis-Jean, dont les Dijonnais se souviennent de la performance des Contes d’Hoffman, en décembre dernier, est Céphise, puis Vénus. Si la puissance d’émission est limitée, la voix est jeune, fraîche, aux aigus aériens. Familière de la musique baroque, elle en maîtrise tous les ressorts et donne à ses emplois le relief désirable. Armelle Khourdoïan, chante l’Amour dans chacun des actes de ballet. Autorité et séduction sont servies par un médium chaleureux, avec une large tessiture et des aigus aisés. On perçoit le tempérament volontaire dont elle colore ses interventions. L’accoutrement ridicule de Tisiphone – qui fait penser à celui de Laurent Naouri incarnant « La Mamma » (Donizetti) – s’oublie vite et n’interdit pas de goûter aux qualités du chant de Victor Sicard. La voix est pleine, solide, chaude et parfaitement articulée. C’est un constant bonheur d’écouter la méchante déesse infernale. Les interventions du chœur sont toujours réjouissantes, particulièrement dans L’Amour et Psyché : sonore, articulé, nuancé, d’une précision millimétrée, il est un des rares protagonistes à permettre d’oublier la pollution visuelle. Le Concert d’Astrée, totalement engagé, donne le meilleur de lui-même. Les flûtes nous ravissent, tout comme les bassons, sans oublier les cordes, d’un ensemble parfait.
La direction enthousiaste et éclairée d’Emmanuelle Haïm est puissante, vigoureuse comme caressante, précise, avec une constante attention au chant. La musique de Mondonville, sous sa conduite, prend une dimension dramatique réjouissante. Le seul enregistrement (Christophe Rousset et une distribution royale) date de vingt ans, n’est-il pas temps de rendre justice à ce chef-d’œuvre, intense, coloré, qui est une des plus belles illustrations de la musique française du Grand Siècle ? La beauté réside dans le travail qu’elle conduit, et malgré les nuisances de l’ambitieuse mise en scène, la force, la séduction de ces musiques, de ces chants demeure intacte, pour peu que l’on ferme un instant les yeux. Une version de concert aurait appelé quatre cœurs.