Ce n’est pas la première fois que le chef Hervé Niquet collabore avec Corinne et Gilles Benizio, alias Shirley & Dino. En 2013, ils revisitaient ensemble King Arthur à Massy. Puis vinrent pour le couple d’humoristes La belle Hélène, la Belle au bois dormant de Hérold et Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier. Shirley & Dino qui évoluent, on le sait, dans le monde du cabaret et du music-hall ont, à chaque fois, proposé la relecture des pièces en question à travers le paradigme qui est le leur et qu’ils maîtrisent au dernier degré. C’est donc sans surprise que nous avons assisté au Théâtre du Capitole de Toulouse à un Platée particulièrement déjanté et qui, pour la première, eut l’heur de susciter l’enthousiasme sans réserve du public : enthousiasme pour Platée l’opéra, ou pour le spectacle du même nom proposé ce soir-là ? Telle est l’une des questions que l’on se posera à l’issue de la soirée.
Il s’agit de la reprogrammation d’une nouvelle production (avec l’Opéra Royal de Versailles), annulée pour cause de pandémie il y a deux ans. Hervé Niquet et son ensemble Le Concert Spirituel se lancent donc à corps perdu dans une entreprise entièrement réussie, voire enthousiasmante, si on la considère comme un spectacle théâtral total (avec force danses, genres musicaux de toutes sortes, ajouts dans les dialogues, omission de parties moins « théâtrales » ou susceptibles de ralentir l’action), mais qui, sous le seul prisme opératique, suscitera des réserves. Cette ambiguïté entre show et opéra est totalement assumée par le chef ; il revendique de couper intégralement le prologue (!), de « changer les codes, parfois un peu rigides », de l’opéra, et d’amener « le public, sollicité par les artistes, à se trouver au cœur même du spectacle ». C’est ainsi qu’entre les actes II et III, le chef montera sur scène et entraînera tout le public du théâtre, séquence totalement surréaliste, à chanter à tue-tête et à quatre voix « Frère Jacques » , pour la bonne raison que Rameau en a composé la musique !
Qui plus est, Hervé Niquet est un des acteurs à part entière du spectacle : il le présente avant le lever du rideau (et passe du reste beaucoup de temps à expliquer pourquoi on n’aura pas droit au prologue), le commente aux entractes, l’interrompt incontinent pour mettre fin aux récitatifs chantés qui, dès le premier acte, deviendront parlés (pour une meilleure compréhension est-il dit, mais à quoi servent alors les surtitres ?), interpelle les chanteurs en pleine action et monte même sur scène pour jouer les machinistes et déplacer les meubles ! Bref, Niquet assume de « mettre le bazar » et dit aborder Platée comme « une fable de La Fontaine, un conte fantastique, en faisant fi de la vraisemblance ». C’est effectivement le moins qu’on puisse dire !
L’action est joliment transposée sur une place de village, de nos jours ; les batraciens sont les habitants d’un village qui pourrait être napolitain ou provençal, peu importe. Nous avons le plaisir de voir évoluer le ballet de Kader Belarbi au grand complet ; costumes contemporains et surtout cette riche idée de jouer sur la confusion des genres ; les habitants du village sont à la fois hommes et femmes, comme les batraciens, capable de s’hybrider au gré des saisons des amours.
© Mirco Magliocca
Le Concert spirituel est dans son élément : Hervé Niquet manœuvre ses troupes d’une battue ample et assurée. Tout est en place, les boyaux sont soyeux à souhait, les bois ont cette couleur chaude qui donne un liant au récit, le rythme est soutenu mais sans précipitation et laisse entendre les détails magnifiques d’une des plus belles partitions de Rameau.
Côté vocal, il faut retenir l’extraordinaire performance de Mathias Vidal en Platée. Omniprésent sur scène, revêtant tous les costumes qui disent les humeurs que Platée traverse, il est à l’aise, et dans le jeu d’acteur et dans la partition, qui semble ne lui réserver aucune difficulté. La voix est parfaitement en place, le timbre épanoui à souhait et les mille et une nuances bien rendues. C’est à l’entendre exceller au début du I dans les récitatifs originaux, que l’on regrettera ô combien que le chef décide ex abrupto de les faire cesser et de les transformer en récitatifs parlés. Les récitatifs de Rameau, ceux de Platée, ceux de Hyppolyte et Aricie, pour ne citer qu’eux, ne sont-ils pourtant pas la quintessence de l’équilibre musical de ces pièces, qui, sans eux, deviennent au mieux des opéras-comiques à la française, ou des opérettes de pacotille ?
Nous attendions Marie Perbost dans le rôle de la Folie. Son abattage sur scène est exceptionnel et elle aura montré de formidables talents d’actrice, capable de se démultiplier, d’être ici et là avec une énergie totalement communicative. Ne lui est-il pas trop demandé pendant son air redoutable « Aux langueurs d’Apollon » entamé aux accents d’une guitare électrique, qu’elle finit par briser après s’y être prise à deux fois, au terme d’une danse effrénée ? La légèreté, la souplesse de la voix y sont, on aurait seulement souhaité qu’elle pût se concentrer davantage sur les nombreuses embûches de cette aria !
Pierre Derhet est un superbe Mercure ; belle diction, projection solide. Les trois basses-tailles sont joliment de la fête : Jean-Christophe Lanièce en Momus et Marc Labonette en Cithéron montrent un enthousiasme communicatif et remettent une partition parfaite ; belle prestation aussi du Jupiter de Jean-Vincent Blot malgré, ici et là quelques problèmes de justesse. Marie-Laure Garnier en Junon est une actrice d’exception ; voix capiteuse et suave, peut-être surdimensionnée (elle était la Fünfte Magd de l’Elektra de Fau à Toulouse en juin dernier ) mais après tout la fureur de Junon ne connaît pas de limite !
© Mirco Magliocca
Au final, les amateurs de spectacle vivant et de ses multiples rebondissements y auront trouvé leur compte, et que cela se fasse au travers d’une partition de Rameau est totalement réjouissant. Les tenants invétérés de la précision musicale ramélienne, en revanche, ne s’y retrouveront pas. Trop de choses manquent pour reconstituer la fine dentelle qu’est censé être Platée. Parce que le récit de la pièce est certes inaudible à nos esprits d’aujourd’hui, la mise en scène prend le parti d’un effet de distanciation poussé à l’extrême. Comme si on nous disait : « l’histoire qu’on vous présente est tellement invraisemblable qu’on va vous montrer comment ne surtout pas y croire » ; il s’agit non pas de ne pas s’identifier aux personnages – ce serait un comble, convenons-en si on le faisait ! – mais, en s’éloignant autant que possible de la trame originelle et au prix de terribles distorsions, de tout mettre en œuvre pour que le propos (la vanité d’une midinette pour faire très court) fasse sens pour un public du XXIe siècle. Mais en fait, n’est-ce pas l’imagination qui aura manqué, celle qui aurait permis de proposer à nos contemporains et notamment aux plus jeunes d’entre eux (lorsque Jupiter paraît, c’est non pas sous la forme d’un âne mais d’un Superman acrobate !) la lecture débridée et réactualisée d’une fable surannée, tout en préservant dans son intégralité le joyau qui lui sert de support ?