Après l’éclatante réussite d’Au monde, Philippe Boesmans aurait voulu poursuivre sa collaboration avec Joël Pommerat par une création ex nihilo, mais le dramaturge n’ayant alors pas le temps nécessaire, il lui suggéra d’adapter plutôt une autre de ses pièces. Et comme le compositeur aspirait à une certaine légèreté, il s’agirait d’un conte pour enfants. L’idée n’était pas mauvaise, le succès de la première le confirme, et les deux complices ont bien senti le sens du vent, même si quelques questionnements viennent à l’esprit de l’auditeur.
Ce Pinocchio fait rire, il faut le dire, et pas seulement grâce au langage insolent du pantin (« T’as de l’eau de vaisselle dans les tuyaux ? » demande-t-il au vieil homme qui l’a fabriqué), mais aussi pour des motifs proprement musicaux : difficile de résister à la fanfare qui joue délicieusement faux au début de la deuxième partie, ou à ce réjouissant détournement de l’air de Mignon, qui devient ici « Connais-tu le pays où fleurit ton argent ? ». Encouragée par un texte qui pratique lui aussi la citation (deux vers du Purgatoire de Dante pour cette sirène qu’est la chanteuse de cabaret, par exemple), la partition multiplie les effets de ce genre, souvent à des fins comiques, peut-être aussi afin d’être moins ardue pour les jeunes oreilles auxquelles elle est en partie destinée ; et si Au monde contenait parfois des échos de Poulenc, les références oscillent ici entre Gounod et Richard Strauss en passant par Debussy. Que Philippe Boesmans se sente libre héritier de toute la tradition lyrique occidentale est une excellente chose, mais on en arrive presque, cette fois, à se demander où est sa voix personnelle au milieu de toutes ces allusions. Ainsi, par exemple, le compositeur explique que les fées à l’opéra sont toujours des sopranos coloratures et qu’il n’avait aucune raison d’aller à l’encontre de cette tradition : sans doute, mais il est dommage qu’il n’ait pas cherché à faire chanter sa fée autrement que celle de la Cendrillon de Massenet. Sans doute un peu plus de condensation n’aurait-il pas nui à l’intrigue, car l’effet accumulatif des aventures, voulu par le librettiste, finit par l’être un peu beaucoup et certains épisodes gagneraient à être un peu resserrés.
© Patrick Berger
Sur le plan visuel, on retrouve bien sûr l’univers étrange et sombre de Joël Pommerat metteur en scène. Le directeur de théâtre qui narre et commente l’histoire a des allures de monstre de Frankenstein, et l’on pourrait en dire autant de Pinocchio lui-même. L’action se déroule de nos jours, et les « mauvais élèves » ressemblent fort à des ados de banlieue, mais la fée bénéficie d’un traitement plus onirique, juchée au sommet d’une crinoline haute de trois mètres. Les effets reposent avant tout sur les éclairages, du simple projecteur judicieusement braqué jusqu’aux lasers qui recréent la mer sous nos yeux.
Dans la fosse, Emilio Pomarico guide avec maestria le Klangforum Wien en petit effectif dans son dialogue avec les trois admirables instrumentistes participant à l’action sur scène.
Les responsables de la distribution vocale ont eux aussi eu du nez, et les six solistes qui assurent à eux seuls tous les personnages disposent de rôles sur mesure. C’est une évidence pour Chloé Briot, dont la voix est cette fois bien plus mise en valeur que dans Little Nemo, autre opéra « pour enfants » dont elle a récemment assuré la création. A l’écouter ici, on songe que cette abonnée des rôles de petit garçon ne devrait pas rester Yniold toute sa vie et que les belles couleurs de son timbre lui permettraient d’aborder bien d’autres figures. Marie-Eve Munger intervient essentiellement dans une tessiture extrême mais jamais agressive pour l’oreille, tandis que Julie Boulianne passe sans mal de la chanteuse de cabaret visiblement ivre au cancre tentateur. Yann Beuron enchaîne les personnages épisodiques ; au moins dispose-t-il de la parodie de Mignon pour laisser un instant s’épanouir sa voix. Le grave toujours aussi sonore, Vincent Le Texier est un Père aussi digne qu’il est un maître d’école ridicule. Mais ce qui impressionne surtout, c’est la prestation de Stéphane Degout, déjà protagoniste d’Au monde : son rôle de narrateur, auquel s’adjoignent quelques personnages plus anecdotiques, lui fait tenir le spectacle sur ses épaules, tâche dont il s’acquitte sans peine, et avec un véritable pouvoir de fascination sur l’auditoire. Passant avec une parfaite aisance du chanté au parlé, il est, en tant que commentateur, le seul dont le texte ne soit pas surtitré : ce serait d’ailleurs tout à fait inutile.