Unique opéra de Gabriel Fauré créé en 1913, Pénélope ne semble appartenir à aucun courant, à aucun monde, miroir déformant d’une époque où se réfléchissent quelques bribes sonores d’un wagnérisme ambiant. De son héritage, Fauré enfante en réalité son propre langage, crée ses propres lois, simples et dépouillées, à l’aube d’un siècle de tempête.
Pénélope est un cri, puissant et lancinant. Comment mieux évoquer l’absent que par la profusion du verbe qui comble les brèches de la mémoire et du temps ? Télémaque, absent du livret, revient ici pour recevoir l’amour d’une mère mais aussi d’une amante, comme Didon attend Énée en contemplant son fils Ascagne dans l’Énéide : « Lui absent, elle absente, elle le voit, elle l’entend », écrit Virgile. Parfois, la musique cède aux silences, toujours éloquents. Mais dans ce perpétuel va-et-vient, la musique est toujours présente, comme le bourdon des plaies restées sourdes.
De l’attente éternelle d’un être qui ne vient pas, Pénélope faisant et défaisant chaque soir le même ouvrage, Olivier Py conçoit un sombre palais à la forme circulaire, où par les murs poreux erre mollement la femme d’Ulysse. Ses prétendants, mâles grossiers mus par le sexe, cherchent la chair qui pourra les rassasier. Si Pénélope se refuse même au plus sincère d’entre eux, les servantes, elles, se laissent prendre, et pas seulement au jeu. Leurs ébats s’animent dans les arcades des murs, laissant affleurer seins et fesses, car il faut bien séduire le spectateur lorsque l’inspiration vient sensiblement à manquer.
Ce sont là en effet toujours les mêmes ficelles : les mêmes structures métalliques, la même lumière blanchâtre, la même métaphore de l’artiste qu’Olivier Py ressert ici ad nauseam. Et quand bien même ces artifices fonctionneraient, cette grande mare d’eau dans laquelle se meuvent sans cesse les chanteurs empêche le spectateur d’apprécier la musique, comme si, reléguée au second plan, c’était à elle de servir la mise en scène. Parfois, il est à se demander si cette pollution sonore n’est pas pure provocation : ainsi de ce cheval faisant claquer ses sabots dans la grande nappe d’eau centrale.
© Klara Beck
Anna Caterina Antonacci possède la classe, le charisme et la beauté d’une grande tragédienne. Elle hérite d’un rôle qu’elle connaît très bien mais qui demeure difficile par sa constance dans l’œuvre ainsi que par l’étendue de la tessiture qu’elle ne semble toutefois plus vraiment posséder. Malgré un médium et un haut-médium superbes, les bas-médium et graves sont constamment poitrinés, et les aigus parfois saturés manquent d’aisance et de brillance. Moins difficile, le rôle d’Ulysse est musicalement d’une pénétrante douceur, et l’on admire la clarté du timbre et la belle projection de la voix de Marc Laho. Si la vieille nourrice Euryclée, interprétée par la contralto Élodie Méchain, apparaît tout à fait convaincante, nous sommes plus réservés quant aux rôles du vieux berger Eumée et d’Eurymaque, principal soupirant de Pénélope : Jean-Philippe Lafont, interprète du premier, dispose d’une voix à la projection certes impressionnante mais qui éprouve d’infinies difficultés à nuancer. Quant à Edwin Crossley-Mercer, malgré ce vibrato serré, ce timbre velouteux pour ne pas dire gourmand, il met beaucoup trop d’affectation et de maniérisme dans sa voix, oubliant qu’à une bonne prononciation de la langue française doivent s’adjoindre une intonation et un phrasé caractéristiques. C’est enfin la Cléone de Sarah Laulan qui retient toute notre attention au début de l’œuvre, et dont l’apparence est à l’image de la voix : chaude, sensuelle et puissamment corsée.
A la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, Patrick Davin apparaît extrêmement attentif, voire prudent, car il sait qu’il doit ici maîtriser une alternance subtile entre les caractères chambriste et symphonique de la partition. Et lorsque le bruit des flaques daigne cesser, la musique en sort plus que jamais savoureuse. Et victorieuse.