Comme pour les ouvrages lyriques les plus donnés, il faut oublier les réalisations marquantes de ces dernières années (Warlikowski, Mitchell, Kosky, Tcherniavov etc.) lorsqu’on assiste à une production nouvelle. Oubliée aussi, l’espace d’une soirée, l’effroyable tragédie que vit l’Ukraine. La mise en scène que signe Benjamin Lazar a choisi de situer l’action dans les années 1970, au sein d’une famille aristocratique décadente. On peine à comprendre cette option. Le symbolisme de Maeterlinck, son refus du réalisme, du naturalisme sont aux antipodes du drame bourgeois. Visuellement, on est plus proche du roman-photo des années soixante (« Nous deux ») que de l’atmosphère si étrange, onirique qu’appelle le drame. Le propos est pour le moins réducteur, l’intemporalité délibérée de Maeterlinck-Debussy constituant une dimension essentielle de l’ouvrage. Outre les difficultés à justifier le « roi » Arkel, l’épée de Golaud dans ce contexte, l’ambiguïté qu’appelle le texte de Maeterlinck en souffre. Le décor unique d’Adeline Caron se réduit à une futaie obscure, dont on ne sort jamais. Du déjà vu, dont l’efficacité est cependant bienvenue pour illustrer le propos. A la faveur d’éclairages subtils, pertinents, participant aux climats renouvelés des situations, que signe Mael Iger, cette forêt accueille la fontaine, les souterrains, comme l’intérieur du château où Mélisande expire. Le balayage de la salle par les faisceaux éblouissants des torches électriques puissantes dont usent les protagonistes dérange, agace, effet gratuit de la mise en scène sans doute, déjà déploré en d’autres lieux. Quant aux costumes d’Alain Blanchot, scrupuleusement datés, prosaïques, triviaux, on les imagine empruntés à une friperie. La fidélité de leur coupe, de leurs textures et de leurs coloris à la mode du temps est indéniable. Mais en quoi ce rétrécissement du champ temporel enrichit-il le propos ? On pouvait faire l’économie du turban et du lourd collier de Geneviève, de la jupe portefeuille de Mélisande, du bonnet rouge d’Yniold, du pull-over sans manches de Pelléas… comme du landau de petite fille de Mélisande. Le parti pris de datation s’illustre aussi par l’anecdote : les gouttes oculaires d’Arkel lui sont administrées par Geneviève, avant que Mélisande s’en charge. Pour un duo des amoureux, une escarpolette ( ! ), sur laquelle Yniold s’amusera, puis juché sur Golaud, espionnera. Deux ou trois occasions de sourire… Heureusement, nous oublierons cette version lyrique de « Au théâtre ce soir », datée, tant le chant, l’orchestre et le jeu dramatique seront achevés. D’autant que l’on rencontre très rarement une direction d’acteurs aussi raffinée, superbe et appropriée, dont le moindre détail participe à l’intelligence du propos. Ainsi, la gestique, quasi chorégraphique, des mains de Pelléas et de Mélisande est-elle d’une force inaccoutumée. Ainsi, la présence fréquente et discrète d’Yniold déambulant en arrière-plan, bienvenue, porteuse de sens.
La mort de Mélisande (Judith Chemla) © Marc Ginot
La distribution vaut déjà par l’adéquation physique aux personnages. Pelléas est jeune, bien assorti à la frêle Mélisande. Golaud s’impose par sa stature, et Arkel domine son petit monde. Yniold et Geneviève sont toujours justes. Marc Mauillon est un Pelléas au timbre clair, très personnel, dont la diction, le phrasé sont exemplaires. Si quelques maniérismes altèrent ponctuellement la crédibilité du propos, la composition est achevée et nous change des barytons dont l’aisance dans le registre aigu est moindre. Le jeu est d’une vérité peu commune : à peine sorti de l’adolescence, frémissant de désir, vulnérable, cet attachant Pelléas n’appelle que des éloges. La voix chantée de Judith Chemla est une découverte. Surprenante, fragile comme puissante, elle accrédite l’étrangeté singulière de Mélisande. Comédienne d’exception, ayant déjà incarné l’héroïne de Maeterlinck au théâtre, notre chanteuse nous vaut une Mélisande inhabituelle, fraîche, gracile, sensuelle, rongée par une souffrance indicible, toujours juste. Bien sûr « mes longs cheveux descendent… » surprend par son caractère hors norme, dérangeant, naturel, fruste, mais le jeu est si juste que l’on s’y prend. L’émotion ne nous quittera plus jusqu’à sa lente agonie, lumineuse. On ne présente plus Vincent Le Texier. Il campe un Arkel d’anthologie, tant par la qualité de son chant que par sa présence. Tout sauf naïf, larmoyant et manipulateur, il va progressivement sortir de sa torpeur pour devenir un des personnages les plus émouvants, spécialement au dernier acte. La voix, admirable, sait se faire impérieuse comme aimante, caressante, toujours intelligible, magnifique de projection. Allen Boxer nous vaut un superbe Golaud, particulièrement attachant. L’émission est large, sombre à souhait, tranchante, inquiétante, douloureuse, intense jusqu’à la violence extrême. L’articulation se double d’un beau legato, assorti d’une projection idéale. Un grand chanteur, auquel la maturité rayonnante promet une belle carrière. L’Yniold de Julie Mathevet est remarquable, voix fraiche, enfantine, souple et intelligible. Sa longue intervention à la fin du 3ème acte est bouleversante de vérité. Geneviève est Elodie Méchain, beau contralto à l’expression juste. Discrète, compatissante, résignée, enfermée dans les deuils, son chant et son jeu sont convaincants. Laurent Serou, médecin, puis berger, ne dépare pas cette belle distribution, pour brèves que soient ses interventions.
Kirill Karabits, s’il est un grand chef, n’a pas la réputation d’être debussyste. Pour autant, la marque qu’il imprime à l’orchestre est magistrale. Dès le prélude, les cordes chantent et les bois colorent. L’Orchestre national Montpellier Occitanie revêt ses plus beaux atours pour nous offrir une très large palette expressive. Si chacun est sensible à la beauté des interludes, la fresque que déroule l’orchestre est toujours admirable. La direction, souple et précise, analytique, inspirée, élégante, excelle à dispenser la tendresse comme elle sait embraser l’orchestre. L’attention constante aux voix, comme aux équilibres, porte les plus beaux fruits. Jamais les influences de la musique russe n’ont été si perceptibles. L’expressionisme du quatrième acte, sa progression nous prennent à la gorge. Pour autant, la lisibilité du discours, la recherche de transparence, la fluidité caressante ne sont pas moins ravissantes. C’est l’excellence qui nous transporte.
Une magnifique soirée, déconcertante à certains endroits, mais dont la réussite est incontestable, fertile en émotions.