On révère les musiciens du Concert des Nations pour leurs interprétations de Monteverdi, de Charpentier, de Couperin, on guette même avec impatience leurs symphonies de Beethoven à l’occasion des 250 ans du compositeur. Mais en attendant leur Passion selon saint Matthieu, on avait quelques doutes. Le génie sans égal de Bach pour l’architecture sans décorum, son éloquence austère où le discours se déroule sans adjectif, où la créativité avance sans digression et où les lignes musicales se déploient sans se courber, la cathédrale de sobriété qu’il a été capable de bâtir, recoupent-ils totalement le langage naturel de Jordi Savall et de son ensemble ?
Dès les premières mesures d’un chœur initial (« Kommt, Ihr Töchter… ») prenant et poignant, les arguments classiques qui voudraient opposer le baroque « latin » au baroque « allemand » volent en éclat. Cette Passion sera fervente, fiévreuse, théâtrale parfois, mais appuyée sur un style toujours juste et rigoureusement maîtrisé. La remarquable mise en contrastes du duo avec chœur « So ist mein Jesu nun gefangen », les couleurs saisissantes du choral qui clôt la Première partie témoignent de la cohérence de cette interprétation, qui trouvera, dans la seconde partie, maintes façons de se développer. Ainsi de « Geduld, wenn mit falsche Zungen stechen » et de « Komm, süsses Kreuz », où Jordi Savall empoigne sa viole de gambe avec une certaine exaltation, ainsi des récitatifs, plus habités et plus fiévreux à mesure que la Crucifixion approche, ainsi des cadences doloristes de « Erbarme dich », pris dans un tempo retenu sans que s’éteigne jamais un bouleversant feu intérieur.
A ce travail si abouti, auquel répond un double-orchestre dont les quelques faiblesses (aux flûtes, aux hautbois) ne viennent pas ternir l’engagement, il faut que des voix marquantes puissent s’unir. La Maîtrise du Conservatoire de Dole et la Capella Reial de Catalunya offrent un plein chant, somptueux et souverain, à toutes les interventions du chœur. Aux récitatifs aussi, qu’ils viennent ponctuer d’éclats rageurs à l’heure des Faux Témoignages. Du côté des solistes, les interventions de Rachel Redmond, de Marta Mathéu, de Kristin Mulders, de Nils Wanderer, de Marco Scavazza, retiennent particulièrement l’attention dans un paysage pleinement satisfaisant. On ne se lasse pas d’entendre le Jésus ombrageux de Matthias Winckhler, dont chaque réplique souligne l’autorité naturelle, et le Judas captivant et complexe de Marc Mauillon mériterait presque (n’y voir aucun blasphème !) d’avoir le premier rôle. Si Florian Sivers ne montre pas un caractère vocal aussi affirmé, et sonne parfois quelque peu suave, cela sied à la figure de l’Evangéliste dont il tient la longue partie avec une douceur qui est aussi une distance au récit et aux événements.
Il est presque minuit quand le concert se termine et, en remontant les allées de la Chapelle Royale, on songe : deux jours après l’incendie de Notre-Dame de Paris, qu’il est beau d’entendre de telles musiques dans de tels lieux – et qu’il est vital de protéger et de faire vivre, et la musique et les lieux !