Imaginons que nous ne soyons pas allé écouter ce récital. Certainement nous en eussions eu du regret. L’œuvre n’est pas fréquemment donnée, et plus rarement encore par un baryton de ce renom. La présence d’un récitant achève de démontrer que l’on entendait respecter la forme que Brahms désirait : une alternance de récitation décrivant l’action, et de lieder l’illustrant.
Puisque nous y fûmes, avouons que notre regret fut que cette conception apparemment idéale n’ait pas bien marché.
D’abord parce que le texte allemand de Tieck est de Tieck. C’est-à-dire pas d’un moindre poète ni d’un écrivaillon de la dernière espèce. Or le récit qui est dit par Eric Génovèse est la traduction de ce texte ; traduction entre toutes difficiles, car la prose de Tieck est pleine de détours, imagée, et présente une sorte de rythme intime qui sans doute séduisit Brahms – à tel point que les lieder eux-mêmes respectent avec minutie la cadence des poèmes. Avec raison, le traducteur épure, simplifie, coupe parfois : cela donne un texte français plus direct, plus vif, plus aisé à dire. Ce faisant, ce texte n’est plus de Tieck. Eric Genovèse dit ce texte avec la clarté et la conviction qu’on lui connaît, mais ce grand diseur n’a guère de grain à moudre. La période s’est évanouie, l’élément suggestif s’est appauvri. Le texte français est une habile transcription, non une traduction. A quoi bon, alors ? Eric Génovèse fait un peu avec très peu, mais il ne peut faire davantage.
Ensuite parce que Matthias Goerne est fidèle à ses limites – qui sont aussi son charme mais qui, ici, gênent. Son timbre assez mat est compensé par un sens supérieur de la ligne, qui nous vaut de magnifiques moments, notamment dans les lieder les plus extatiques ou les plus intérieurs (Sind est Schmerzen, Ruhe, Süssliebchen). Les lieder de Brahms dans La Belle Maguelonne ne sont toutefois pas exactement des piécettes, mais des ballades. Cela requiert souvent de l’éclat, de l’abattage, de la projection – autant de vertus dont le baryton est, on le sait, dépourvu. L’exigence vocale le déborde, la voix se bouche, la couleur s’éteint. Le piano falot d’Andreas Haefliger n’aide pas. Ajoutons une dégaine dont on se demande, sans excès de conservatisme, si elle est adaptée, et une agitation physique digne d’un ours dansant.
Le contraste entre le raffinement d’Eric Génovèse tirant le meilleur d’un texte émasculé et Goerne peinant à satisfaire une partition aux nombreuses facettes est flagrant, et dérange.
Que reste-t-il alors de La Belle Maguelonne ? Eh bien, sa niaiserie, hélas. Réduit à sa trame, le texte conte sans charme une histoire un peu bête, et le chanteur ne fait pas exister les personnages. Comment ne pas excuser le public qui, à la fin, pouffe devant les invraisemblables avanies des héros ? Comment ne pas comprendre cette voisine soufflant en un sourire « C’est grotesque » ? Rien n’aura été fait en somme pour restituer la fraîcheur et l’allant de cette œuvre, non plus que sa profondeur et sa richesse littéraire. Le succès final récompense des intentions et un dispositif ingénieux, mais les amoureux de Brahms n’auront certes pas eu leur content.