D’avance pardon à tous les autres artistes de ce Parsifal d’exception que nous offre le Théâtre du Capitole de Toulouse, mais la performance de Sophie Koch en Kundry est tellement époustouflante que c’est par elle que nous allons commencer ce compte rendu. Pour sa prise de rôle, la mezzo se montre d’emblée extraordinaire, d’une justesse humaine et d’une perfection vocale sidérantes. Elle a déployé des trésors de moires et de diaprures, avec une palette de nuances d’une finesse et d’une subtilité prodigieuses. Rarement ce complexe personnage aura été restitué dans tous ses méandres avec une telle force et une telle évidence. Après la représentation, Sophie Koch a d’ailleurs déclaré que cette soirée était l’un des sommets de sa carrière et, de fait, il s’est passé aujourd’hui sur la scène du Capitole quelque chose de l’ordre de l’ineffable. Chapeaux bas. À ses côtés, Matthias Goerne (qui s’est d’ailleurs épanché auprès de Laurent Bury dans un entretien très éclairant) va au bout de la souffrance dont il nous fait partager les affres ; Amfortas trouve ici l’un de ses meilleurs interprètes. En Parsifal, le ténor autrichien Nikolai Schukoff démontre qu’il a largement les moyens du rôle dont il fait suivre toute l’évolution. Impeccable de bout en bout, tour à tour naïf et autoritaire, il est tout particulièrement émouvant dans son affrontement avec Kundry. Scène incroyable où les deux artistes entrelacent leurs timbres dans une débauche d’émotions… Pour compléter avantageusement ce quatuor vocal d’exception, Peter Rose, qui fait ses débuts au Capitole, compose un Gurnemanz remarquable, merveilleusement humain – quelle superbe voix, riche et pleine, d’une épaisseur harmonique rare ! Quant à Pierre-Yves Pruvot, il prête au personnage de Klingsor une voix noire et mordante parfaite pour le rôle. Puisque l’excellence appelle l’excellence, il n’est guère surprenant de voir évoluer, autour de ce quatuor central, un plateau homogène de très haut vol.
Nikolai Schukoff (Parsifal), Sophie Koch (Kundry) © Cosimo Mirco Magliocca
Par ailleurs, il faut rendre hommage à la merveilleuse sonorité que nous offre aujourd’hui l’Orchestre national du Capitole. Une pâte orchestrale onctueuse et fluide, une richesse dans la palette sonore, un équilibre qui frisent la perfection. La complicité avec le chef Frank Beermann s’avère totale et fusionnelle. Pour couronner le tout, chœurs et maîtrisiens sont irréprochables. Le public a vibré et ovationné cette production de tout premier plan au moment des saluts, mais la salle a nettement moins bien réagi à l’arrivée du metteur en scène et de ses assistants, accueillis par quelques huées.
Il est vrai que la mise en scène peut laisser perplexe. Certes, on saisit immédiatement le caractère ambitieux du travail d’Aurélien Bory et la richesse des références convoquées tout autant que la complexité du dispositif. Articulé autour de la notion d’oppositions, d’un manichéisme (inspiré du prophète persan Mani séparateur du monde des ténèbres de celui de la lumière) que met en valeur un théâtre d’ombres, c’est la célébration de la beauté de la nature que l’on découvre dans le premier acte. Le résultat est quasi hypnotique et se déploie en de subtiles variations faisant écho aux flux musical et vocal en constantes transformations ; mais le caractère cérébral et parfois abscons des figures réalisées, notamment pour les formules ou inscriptions tracées par douze néons manipulés par d’invisibles circassiens, peut frustrer ceux qui ne captent pas toutes les correspondances et se sentent exclus. Mais après tout, nous cheminons avec Parsifal, qui ne connaît même pas son nom… Si l’on ne comprend pas tout, on ne pourra pas reprocher au premier acte de nous isoler scéniquement : l’immersion est totale. Au deuxième acte, le monde de Klingsor le magicien est proposé comme un univers totalement factice. Comme le souligne Aurélien Bory dans le petit film de présentation, pour Parsifal, « soit on fait quelque chose d’extrêmement luxuriant avec énormément de décors […], soit on fait un dispositif qui raconte quelque chose par rapport à l’œuvre ». Plateau nu, néons aux correspondances cinématographiques multiples (la plus familière étant Star Wars), le dispositif artificiel offre dès lors des images d’une fulgurante beauté. Les Filles-Fleurs semblent les pions d’un échiquier fantomatique que les artistes surréalistes n’auraient pas renié. Voilées comme les êtres spectraux de Delvaux, les femmes mystérieuses de Gaëtan Gatian de Clérambault (psychiatre et photographe orientaliste) ou des statues grecques que l’on aurait oubliées dans une demeure poussiéreuse, elles s’imposent comme une fascinante armée des ombres et leurs déplacements et dévoilements successifs ne sont pas près de cesser de nous hanter. Le dernier acte nous plonge encore dans des abysses référentiels où se côtoient et fusionnent bien des noms de l’art contemporain (d’Yves Klein et ses Anthropométries à Boltanski, pour n’en citer que deux), mais le mur sur lequel s’incrustent les traces se remodelant à l’envi en autant de créatures ignorées ou familières permet de magnifiques contrepoints avec la cathédrale wagnérienne. Le festival scénique sacré s’achève ainsi en apothéose et d’aucuns auront vu le rideau tomber à travers leurs larmes. En tout état de cause, voici un spectacle où il faut courir, en espérant que le miracle de ce dimanche se renouvèle à chaque représentation. Voici tout le mal qu’on peut souhaiter à l’auditeur : qu’il y trouve lui aussi son Graal…