En 2011, Alessandro De Marchi avait ouvert les Innsbrucker Festwochen avec Flavius Bertaridus, König der Langobarden de Telemann, chef d’œuvre qu’une mise en scène (Jens-Daniel Herzog) et une scénographie (Mathis Neidhardt) catastrophiques n’avaient pas permis d’apprécier à sa juste valeur*. Cette année au contraire, la production de La Stellidaura vendicante qui ouvre le festival est parfaitement réussie. Dans un dispositif scénique minimaliste très suggestif où une porte et une fenêtre descendues des cintres suffisent à créer l’intimité, on voyage dans le passé sans quitter le présent grâce à de beaux costumes historisants et à une remarquable direction d’acteurs qui met en valeur les passions. Rien n’est tourné en ridicule : les tentatives d’assassinat du prince jaloux, les lettres d’amour interverties, les fureurs vengeresses de Stellidaura, le poison absorbé par les amants qui se croient trahis, leur mort apparente et le happy end final, tout cela est traité avec justesse, on rit, on pleure, on est conquis. Durant ces 90 scènes (!) aux actions trépidantes qui, selon François De Carpentries, se succèdent comme un zapping, le metteur en scène met l’accent sur la modernité de cet ouvrage d’où toute stabilité est exclue. La psychologie des personnages, aussi névrosés que nous le sommes aujourd’hui, est fidèlement respectée. Même excellence sur le plan musical : depuis son clavecin, De Marchi, en osmose avec la scène, dirige brillamment cette partition qu’il a réorchestrée et dont il maîtrise les multiples écueils. Il met en valeur les couleurs instrumentales de l’orchestre baroque et sait ménager le suspense jusqu’au bout. Son enthousiasme et son rayonnement maintiennent une parfaite cohésion entre les chanteurs et l’orchestre.
Ce premier opéra de Provenzale, à l’écriture hardie, fine et virtuose, où l’humour et la satire côtoient la tragédie, est aussi le premier opéra napolitain. C’est à ce compositeur (qui avait vécu jusque-là dans l’ombre de son maître et ami Cavalli) et à son librettiste que l’on doit les opéras de l’Ecole de Naples dont ils ont inventé la forme avec La Stellidaura vendicante. Tout comme le théâtre anglais à l’époque de Shakespeare, le théâtre napolitain avait subi l’influence hispanique au cours du XVIIe siècle. Francesco Provenzale et Andrea Perrucci, avocat et poète officiel de la ville de Naples, qui introduisent pour la première fois la Commedia dell’arte dans un opéra, sont également les premiers à y mêler musique italienne et théâtre espagnol. A l’opposé du théâtre français, le théâtre espagnol n’observait aucune logique, aucune règle stricte. L’histoire partait dans tous les sens, le but étant de confronter les protagonistes à des situations totalement folles et de les contraindre ainsi à exprimer leurs sentiments les plus profonds. De même, l’action de La Stellidaura vendicante repose sur une série de quiproquos invraisemblables entre les cinq personnages qui aboutissent à des situations à la fois loufoques et dramatiques où les personnages vivent des situations extrêmes. Pour ne prendre qu’un seul exemple, Joseph Haydn utilisera le même modèle sur un sujet proche dans sa Fedeltà premiata, cent huit ans plus tard !
La star de cette nouvelle création à laquelle assistait le vice-régent espagnol, le 2 septembre 1674, était la diva Giulia De Caro, directrice du Teatro San Bartolomeo. Elle reprit l’œuvre dans son théâtre l’année suivante. Giulia était d’extraction modeste et avait conquis sa place parmi les plus grands chanteurs à force de volonté. C’était une femme moderne, libre. Le sujet lui plaisait car il lui permettait d’incarner un personnage fort séduisant, certes, mais violent, loyal et fidèle, bien éloigné de sa vie libertine puisque elle était à la fois, selon le qu’en dira-t-on, la maîtresse du vice-régent et de nombreux nobles de la cour qui, tous, assistaient à la représentation. La Stellidaura de Jennifer Rivera est sans doute moins sensuelle que la créatrice du rôle mais tout aussi indépendante, fougueuse, prête à pourfendre ceux qui s’en prendraient à son amant. Son timbre s’est enrichi depuis sa Licida dans L’Olimpiade. Elle se joue des intervalles acrobatiques de la partition, vocalise avec vaillance, laisse son beau soprano lyrique s’épanouir dans les nombreuses situations tragiques, nous régale de pianissimi raffinés et fait face à toutes les difficultés vocales ou scéniques.
Dans la mesure où le Prince Orismondo, l’amant dédaigné, représente le pouvoir en place, il est traité avec réalisme. Grâce à ses dons de comédien, la richesse et l’éclat de son timbre dans les arie héroïques, son homogénéité, sa palette de nuances, son lyrisme envoûtant dans les airs tragiques Carlo Allemano réalise une excellente performance dans ce rôle très typé. A l’élégance du grand seigneur, il ajoute la fureur homicide du puissant dédaigné, exerce son droit de vie et de mort et exhale sa souffrance de ne pas être aimé sans jamais tomber dans le ridicule. Face à lui, Adrian Strooper, au timbre mozartien, incarne avec fraîcheur et vitalité le rôle d’Armidoro, le rival aimé de Stellidaura. Son excellent jeu d’acteur, sa solide technique et sa musicalité lui attirent tous les suffrages, tout comme, du reste, le contre-ténor Hagen Matzeit, également baryton, metteur en scène et compositeur, très convaincant en Armillo, page de Stellidaura. A la fois drôle et touchant, son personnage naïf mais avisé enchante par sa chaleur vocale, la rondeur aérienne de son timbre et sa vélocité.
Un personnage insolite et presque omniprésent, brillament interprêté par la basse Enzo Capuano, incarne à lui seul l’aspect bouffe de l’œuvre (et c’est lui qui tire d’affaire tous les protagonistes) : Giampietro, représentatif de la Commedia dell’arte, serviteur d’Orismondo, un musicien du peuple qui s’exprime dans son savoureux patois calabrais. Une instrumentation particulière lui est réservée : trois tambourins issus de régions différentes (dont un tambourin inventé par le remarquable percussionniste Massimo Carrano, qui permet des effets variés et dépaysants et une bassine de cuivre avec, en guise de baguettes, diverses cuillères en bois, d’un effet comique irrésistible).
Magnifique thriller musical étonnamment actuel, cet opéra fondateur, oublié durant 300 ans dans les tiroirs napolitains (il a été représenté en Suède en 1974 et 1999 ainsi qu’à Liège et à Bruxelles en 1997 avec Alessandro De Marchi au pupitre) a tenu le public sous son charme durant trois heures trente et obtenu une ovation bien méritée d’une vingtaine de minutes. On est en droit d’espérer qu’il continuera de revivre sur les scènes lyriques d’aujourd’hui, pour notre plus grande joie.
*A l’opposé de ce spectacle navrant, sa mise en scène de La Flûte enchantée cette année à Salzbourg est originale, fidèle à Mozart et convaincante, à l’exception des trois regrettables dernières minutes où le metteur en scène s’est totalement fourvoyé avec ses landaus pleins de bébés. Quant à la direction d’Harnoncourt, elle dévoile de nouveaux aspects de cette œuvre unique, qu’une vie ne suffirait pas à explorer.