Initialement programmé au Théâtre du Châtelet les 7 et 8 novembre 2020, ce Osez Haendel ! a finalement été maintenu, au cœur de ce reconfinement, pour une diffusion en streaming cet après- midi, sur Arte Concert. Tout est dans le titre du programme qui sonne comme une invitation au voyage, un appel à s’extirper de la morosité ambiante due à la crise sanitaire pour rejoinder l’Italie de Haendel, celle de ses opera seria, dans un florilège raffiné traversant trente ans de la vie du compositeur, de l’aube de ses jeunes années avec Agrippina à l’éclatante maturité d’Alcina, sommet dramatique aux accents poignants. Cette nouvelle collaboration de Christophe Rousset et de ses Talens Lyriques avec le Théâtre du Châtelet nous ramène, avec une pensée ravie et émue, à ce marathon haendélien offert par le chef, en 2005, au cœur de ce même théâtre avec Tamerlano l’après-midi, et Alcina en soirée, soit six heures de musique en l’espace d’une journée, exprimant toute la passion qui anime Christophe Rousset pour la rhétorique émotionnelle haendélienne.
Montrer les inflexions du cœur, montrer la douleur, en en explorant le sens et la résonnance dans l’écrin d’un art du juste milieu, de l’équilibre constant entre inflexion du discours musical et goût de la théâtralisation, n’est pas la moindre des vertus de ce concert. Des qualités qui permettent de comprendre la longue collaboration du chef avec une artiste aussi investie dans ce répertoire que Sandrine Piau que nous retrouvons ici avec bonheur aux côtés d’un des plus beaux mezzo du moment, Eve-Maud Hubeaux.
L’adéquation vocale entre les deux interprètes confère ici aux accords et désaccords des cœurs haendéliens beaucoup d’expressivité à ce programme protéiforme. Sandrine Piau incarne ce florilège d’héroïnes Haendéliennes avec des talents de tragédienne qui font merveille mais dans la parure d’une sobriété exemplaire. Loin d’un exercice de style destiné à se mettre en avant, l’usage de l’effet a ici pour seul dessein de restituer la vérité d’un personnage au plus près de l’essence à l’œuvre, ce dont Alcina est sans doute le plus éclatant exemple. Dans l’air « Ah ! Ruggiero crudel », la soprano nous étreint le cœur par ses attaques percutantes dans un propos aux accents amers. Dans l’air de Cléopatre « Piangerò la sorte mia », Sandrine Piau exalte une infinie mélancolie dans un halo de lumière. Le registre en clair-obscur sied à merveille à l’artiste qui nous donne ici une belle leçon d’expressivité dans l’art des nuances.
L’intensité est sans aucun doute le maître-mot de ce concert et dans ce registre Eve-Maud Hubeaux apparaît également comme une interprète de choix. Ses grands rôles actuels sont la Princesse Eboli dans Don Carlos et Brangäne dans Tristan und Isolde. Mais elle se distingue également dans le répertoire baroque. A cet égard, Christophe Rousset lui a déjà confié Isis, mais aussi Nerone, et Cornelia, deux personnages qu’elle embrasse de nouveau ici avec brio. Dans « Come nube che fugge dal vento », elle livre une interprétation impeccable de style soutenue par des graves très ronds et une présence en scène qui capte d’emblée l’attention, exprimant la terrifiante et sanglante démesure du règne de Nerone. Mais c’est en Cornelia, veuve éplorée de Pompée, qu’elle livre une interprétation bouleversante de l’air « Priva son d’ogni conforto ». La caractérisation du personnage tout en nuances est remarquablement servi par un timbre chaud et ambré qui dit tout de la maturité et de la douleur du personnage.
Devant tant de maestria, on pourra toutefois regretter que les caméras placées au fond de la scène, n’aient pu capter les deux artistes que de trois quart profil, privant ainsi le spectateur de l’occasion d’apprécier pleinement toute l’expressivité de leur interprétation. En revanche, c’est plein cadre que les caméras ont capturé le chef et ses musiciens, plaçant ainsi le regard de l’audience au cœur de la formation musicale. Dans une salle vertigineusement vide, Covid oblige, la musique embrasse ainsi tout l’espace et instaure une intimité singulière, un dialogue privilégié avec le spectateur.
Christophe Rousset et son ensemble Les Talens Lyriques se trouvent ici à l’évidence dans leur jardin. Cette aisance résulte d’une longue expérience de cette musique et d’une affinité élective avec le compositeur. Dans les airs, le chef est attentif au moindre détail expressif, nuances et ornements des da capo. L’orchestre, sous sa conduite, exprime une homogénéité, une solidité dans le continuo qui donne intensité et vie à chaque pièces musicales choisies, qu’elles soient chantées ou non, et confère à cette version de concert la coloration dramatique qui caractérise les œuvres.
Le concert se termine en beauté avec « Più amabile beltà » de Giulio Cesare porté par les timbres moelleux de Sandrine Piau et d’Eve-Maud Hubeaux lesquelles servent ainsi à merveille le ton doux amer, presque ironique, de ce duetto. Et quand cette synergie rencontre l’inspiration, la finesse de l’interprétation donne une parure subtile et émouvante à l’étreinte fulgurant des exaltations du cœur. Tout est ici un idéal d’équilibre où l’on ne sent jamais l’effort, la musique paraissant être naturellement connectée à l’âme des artistes. Du raffinement au cœur du reconfinement, une évasion et un ravissement garantis.