Tout en restant très sage, cette récente production d’Orphée aux enfers par le Staatsoper de Berlin n’en bouscule pas moins les canons habituels de l’opéra, au point de qualifier ce spectacle musical « d’opéra de boulevard » tant la théâtralité de la mise en scène vole la vedette à la musicalité de l’œuvre.
En effet, les rôles sont tenus par des acteurs qui peuvent, accessoirement, se révéler être aussi des chanteurs (à l’exception du rôle d’Eurydice dans lequel la jeune soprano Evelin Novak laisse entrevoir la grande fraîcheur et l’intense clarté de son instrument dont les aigus jubilatoires nous rappellent que nous sommes à l’opéra). Par ailleurs, l’orchestre – réduit à une quinzaine de musiciens, deux instrumentistes par pupitre au maximum – est relégué derrière la scène, partiellement dissimulé par des éléments de décor et cantonné à créer un fond musical.
Acteurs-chanteurs et orchestre sont captés, relayés et amplifiés par un système de sonorisation qui a pour principales caractéristiques d’écraser toutes nuances d’expression dans les parties chantées, de troubler la perception quant à la localisation de la voix, d’agrémenter la partition de nombreux grésillements et parasites et enfin de rompre l’équilibre voix-orchestre au détriment de ce dernier dont la prestation reste confidentielle en dépit des efforts de Günther Albers, à sa tête, pour faire éclater les cancans à répétition que la mise en scène réclame. Seul le banjo, en raison de sa sonorité si particulière, tire son épingle du jeu.
Si la dimension vocale de l’œuvre perd de son intérêt en raison de la sonorisation et des limites techniques de certains acteurs – Ben Becker dans les rôles d’Aristée et de Pluton, normalement écrits pour un ténor, nous gratifie d’une basse éraillée et souvent fausse – l’ouvrage gagne en théâtralité du fait de l’immense talent des acteurs aux jeux très suggestifs, campant des personnages truculents.
Les comédiens, dont certains ont acquis une belle renommée nationale à la scène ou à l’écran – comme Hans-Michael Rehberg qui instille au personnage de John Styx une suavité inquiétante et obséquieuse – s’intègrent parfaitement dans la mise en scène bucolique et enfantine de Philipp Stölzl aux décors de carton-pâte qui s’ouvrent comme des pop-up au gré des changements de scènes. Le texte parlé (en allemand) agrémenté de nombreuses références à l’actualité ne manque pas de faire mouche auprès du public berlinois lorsqu’ il est servi par un plateau aussi enthousiaste. Cornelius Obonya (L’Opinion Publique, rôle normalement interprété par une mezzo-soprano) tire un succès bien mérité en chauffeur de salle, Stefan Kurt (Orphée) et Gustav Peter Wöhler (Jupiter) sont également très crédibles dans leur rôle respectif de séducteurs impénitents.
Une mention toute particulière pour le chœur dont la prestation non sonorisée mérite d’être soulignée. L’air de sa première intervention autour de la cabane du berger Aristée a indubitablement inspiré Richard Wagner, on y entend la même mélodie et les mêmes intonations lancinantes qui se veulent caressantes et enjôleuses. Les costumes des choristes créés par Ursula Kudrna ne laissent pas de doute sur cette parenté : les filles portent des corolles de pétales autour du cou et sont plus fleurs que jamais ne le sont désormais celles des productions de Parsifal. Parmi les choristes se sont glissées quelques danseuses pour relever le niveau du cancan, mais le résultat est néanmoins peu convaincant.