S’il s’amuse à divertir un public qu’il pense intelligent, Sacha Guitry se plait toujours à le rendre complice de facéties qui en disent long sur la nature humaine : ses faiblesses, ses ridicules, mais surtout son incessante — et vaine ? — poursuite d’un idéal amoureux qui comble son angoisse existentielle.
Selon Marcel Proust, c’était « au contact même du texte que son ami Reynaldo Hahn prenait la force de s’élever au-dessus de lui » (le texte).1 Une opinion qui n’aurait pu que plaire à Guitry. Dans la préface de Ô mon bel inconnu, celui-ci ne nous prévient-il pas que le sujet de sa pièce est en réalité une tragédie ?
Un chapelier soupçonne son épouse, sa fille et sa bonne de s’être liguées contre lui. Afin de se distraire, il met une petite annonce dans un journal en se prétendant célibataire, riche, et à la recherche de l’âme sœur. À sa grande surprise, parmi la centaine de réponses qu’il reçoit se trouvent les lettres des trois femmes qui vivent avec lui. Le commerçant décide de leur donner une leçon. Tel est le point de départ d’un imbroglio de péripéties galantes auquel aucun personnage n’échappera lorsqu’ils se retrouveront au bord de la mer dans la villa « Mon rêve » où le chapelier (sous l’œil neutre mais bienveillant de Freud ?) a convoqué ses proies.
Certes, les dialogues, dont bien des finesses échappent à l’auditeur d’aujourd’hui, semblent souvent longs. Surtout quand divers gags visuels non prévus par l’auteur tendent à les parasiter. Mais, la mécanique théâtrale de Guitry est tellement précise que des coupures s’avèreraient fort délicates. Montée avec des moyens limités et de jeunes artistes, cette aimable production s’en est prudemment abstenue.
Se souvenant que Reynaldo Hahn et Sacha Guitry furent « des témoins avertis du surréalisme » le metteur en scène nous indique avoir fait son fil rouge de ce mouvement artistique tant pour la scénographie que pour la direction d’acteurs. Avec un réel bonheur, Emmanuelle Cordoliani convie les chapeaux melon, les parapluies et même les têtes voilées de Magritte. C’est à travers les lunettes de la poésie symboliste qu’elle fait appel aux lettres de l’alphabet, très présentes dans le texte. Elles servent de mobilier tout en formant des mots : « chapellerie », aussi bien que « chérie » ou « céleri »… Ainsi, comme le veut l’auteur, c’est par le biais d’une loufoquerie à l’unisson avec cette situation cocasse que les déboires comme les bonheurs des personnages nous touchent.
Sous la baguette d’Emmanuel Olivier, le petit orchestre des Lauréats du conservatoire exécute avec enthousiasme la partition raffinée et subtile de Reynaldo Hahn qui porte des moments de chant en solos, duos, et ensembles que l’on aimerait plus nombreux tant ils sont délicieux. Citons l’hilarant couplet de Félicie se préparant pour son rendez-vous « à la Calcographie du Louvre » et l’inénarrable « Partons, partons… » que tous les protagonistes chantent en chœur à la fin de la première partie.
Autour d’Arnaud Guillou qui tient le rôle principal, la distribution de comédiens chanteurs, encore étudiants pour la plupart, s’avère homogène et convaincante. À commencer par l’agréable soprano de Cécile Achille (Antoinette), le trio des femmes est bien caractérisé. Sans avoir la gouaille d’Arletty, créatrice du rôle de Félicie, la mezzo Blandine Folio Peres s’en sort bien. On remarque le tempérament comique d’Estelle Lefort (Marie-Anne)et le potentiel de la basse Nicolas Certenais (le garçon de magasin et le propriétaire de la villa). Vocalement et dramatiquement, la palme revient au talentueux Safir Behloul (Lallumette et Jean-Paul) ; le confident muet représenté par un mannequin qu’il incarne par surprise, retrouve, non pas la parole, mais le pouvoir de chanter et même de conduire avec brio un ensemble final plein d’humour, de gaité et de sagesse.
Voici la preuve que l’univers bourgeois du théâtre de boulevard et de la musique de salon où l’on a souvent respectivement cantonné les auteurs de cette œuvre charmante est loin d’être l’essentiel de leur talent.
1 Cité par Gérard Condé, Reynaldo Hahn : Mélodies, CD EMI 1989