Il y a quelques années, Raymond Duffaut avait annoncé avec fierté – on le comprend – la venue aux Chorégies d’Orange d’un Boris Godounov coproduit avec le festival finlandais de Savonlinna. On ne saura jamais si l’interprète du rôle-titre en Finlande, le grand Matti Salminen, aurait été du voyage, puisque ce beau projet fut étouffé dans l’œuf par les très compétentes autorités qui décidèrent qu’une telle œuvre n’attirerait pas les foules désirées.
Heureusement, Jean-Louis Grinda bénéficie désormais de tout autres conditions de travail et, à défaut d’entendre un opéra russe dans le théâtre antique, la « Nuit russe » proposé dès cette année première année de son mandat vient déjà combler une lacune et prouver qu’il y a place à Orange pour autre chose que l’opéra italien ou français (l’allemand est déjà devenu problématique ces derniers temps).
Revanche pour Boris Godounov, donc, ou plutôt pour l’opéra slave dans son ensemble, Moussorgski n’étant pas le mieux servi dans ce concert, puisqu’il n’est présent que par le biais d’un extrait des Chants et danses de la mort ; par le biais de l’orchestration qu’il a réalisée de ce cycle pour piano et voix, Chostakovitch est du même coup inclus par raccroc. En effet, le XXe siècle brille par une relative absence, seul Khatchaturian y appartenant, au moins par ses dates ; Prokofiev n’est pourtant pas si redoutable, et puis Guerre et paix à Orange, ça ne manquerait peut-être pas d’allure… Chronologiquement, le programme va donc de Glinka à Rachmaninov, avec un saut de puce pour atteindre le ballet Spartacus du susdit Khatchaturian (1954). On trouve les tubes attendus : ouverture de Rousslan et Ludmilla, danses polovtsiennes, air de Lenski… mais aussi bon nombre de pages pas si rabâchées que ça. Tchaïkovski se taille la part du lion, avec quatre extraits d’Eugène Onéguine, un air de La Dame de pique et deux pages tirées de Iolanta – excellente idée que de conclure le concert sur le magnifique final de cet opéra. Un peu de Rimski-Korsakov (l’hymne au soleil du Coq d’or et un des airs de Lel dans Snégourotchka). Et beaucoup de Borodine, puisque Le Prince Igor est présent quatre fois au cours de la soirée, ce qui n’est que justice tant les beautés de cet opéra sont grandes, et d’un lyrisme généreux qui le rend immédiatement abordable. Et pourquoi pas Le Prince Igor pour une prochaine édition des Chorégies ? Si cette « Nuit russe », qui a attiré un nombre tout à fait respectable d’auditeurs, pouvait servir de produit d’appel et convaincre le public de venir assister à un opéra russe dans le théâtre antique, le pari serait gagné.
De fait, les Chorégies avaient dans leur jeu toutes les cartes pour parvenir à ce résultat. Toutes les cartes sauf une, autant le dire tout de suite. Malgré une Aida douloureuse à Bastille en 2013, Oksana Dyka avait préservé une certaine probité lorsqu’elle chantait dans son arbre généalogique, notamment dans Le Prince Igor à New York : hélas, cinq ans après, elle propose une Tatiana pleurnicharde et trop mûre, à cause d’un timbre nasillard et d’un vibrato prononcé. Les dégâts sont un peu moins sensibles dans l’air de Lisa, mais il n’en reste pas moins que la participation de la soprano est le seul regret que ce concert pouvait inspirer. Pour le reste, en effet, la satisfaction est totale : tout juste pourra-t-on reprocher un certain manque de sauvagerie aux Polovtsiens chantant l’éloge du Khan Kontchak, mais former un chœur d’une centaine de personnes pour une soirée est une gageure qui n’a pas fait peur à Stefano Visconti. Dans la fosse, Mikhaïl Tatarnikov opte pour des tempos modérés mais justes (seule exception : le duo Tatiana-Onéguine, dont les lenteurs soudaines sont peut-être à mettre au compte de la soprano). L’Orchestre philharmonique de Radio France, à qui sont dévolus trois plages purement instrumentales, fait preuve d’une belle limpidité, chaque pupitre se faisant entendre avec une netteté idéale.
Quant aux solistes vocaux, c’est à un défilé de splendeurs qu’ils nous ont conviés. En interprétant l’air de Lenski, le ténor Bogdan Volkov avait remporté haut la main le Paris Opera Competition en 2015 : il renouvelle l’exploit, s’inscrivant dans la lignée de Kozlovski et des Lemeshev par le raffinement avec lequel il chante cet air célèbre. Et il s’avère tout aussi séduisant dans le duo extrait du Prince Igor, où Ekaterina Sergeeva lui donne une réplique tout à fait adéquate, son timbre proche du contralto ayant également fait merveille dans l’air de Lel. Reine de la Nuit à travers le monde entier, Olga Pudova est une reine de Chemakha enchanteresse et livre un « Zdies horocho » tout aussi délicieux ; lui manquent seulement les graves de Iolanta. Sans effets de manche, sans une seule note appuyée, Vitalij Kowaljow subjugue en Grémine et en Igor, par la pure beauté de la voix et la noblesse du style. Boris Pinkhasovich est un magnifique Onéguine, hélas pénalisé par sa partenaire. Ekaterina Gubanova, appelée en remplacement d’Ekaterina Sementchuk, accomplit elle aussi un sans-faute avec l’air de Lioubacha dans La Fiancée du tsar, le public retenant son souffle pour l’écouter chanter a cappella cette poignante mélodie.
Allez, un opéra russe à Orange en 2019, chiche ?