Il aura fallu six années de gestation à Notorious, l’opéra inspiré du thriller d’Alfred Hitchcock (1946) proposé cette saison en création mondiale à l’Opéra de Göteborg. Il a remporté ce samedi 19 septembre un franc succès public. L’affiche en est fort belle. Contactée et associée au processus créatif, Nina Stemme interprète un rôle taillé à sa (dé)mesure : Alicia, la fille d’un espion allemand déchu dont elle cherche à racheter les fautes en collaborant avec les Alliés. C’est en séduisant un ancien ami de son père qu’elle infiltre un groupe de scientifiques allemands en exil à Rio. Amoureuse de son agent de contact, Devlin, elle accepte d’aller jusqu’au bout pour mener à bien sa mission, au désespoir de l’américain, lui aussi éperdument amoureux. Mais de l’intrigue d’espionnage sur fond de conception de la bombe A, Kerstin Perski (la librettiste) et Hans Gefors (le compositeur) n’ont gardé que la trame qui fait avancer l’histoire, préférant creuser toutes les motivations psychologiques que le film se contentait d’esquisser, recentrant le livret sur le triangle amoureux épié par une belle-mère démoniaque et possessive.
C’est dans ce rapport à l’œuvre inspiratrice et au père cinéaste que résident les réussites (nombreuses) et les imperfections (minoritaires) de ce nouvel opus du compositeur suédois. Pour caractériser ses personnages, le tandem a voulu revenir à ce qui fait l’essence de l’opéra : « émerveiller les gens par le chant » faisant ainsi de l’aria, compris au sens large comme « déclaration musicale », la cellule de base autour de laquelle se déploie l’orchestration. Au même titre que pour Brokeback Mountain, adapté en partie de sa version cinématique, il leur a fallu renverser le rapport à la scène. « Tout ce qui est invisible dans le film est rendu physiquement sur scène ». Ainsi ils se sont adjoints l’aide d’un chœur pour incarner physiquement la mort qui rode, un procédé qui culmine dans une soirée à l’opéra quand le couple Sebastian (Alex et Alicia) assiste à une représentation d’Orphée de Gluck, où les cris des furies masquent l’assassinat d’Hupka. De ce livret, Hans Gefors déploie des pages vocales délicieuses : la confrontation initiale d’Alicia avec les mânes de son père ; le duo amoureux avec Devlin où elle accepte la mission tout en cherchant un réconfort qu’il lui refuse ; les coloratures de la mère d’Alex ou encore la scène finale toute en tension où Devlin passe par onze états d’espoir et de désespoir vocalisés jusqu’au falsetto.
A l’orchestre, c’est en premier lieu une musique du patchwork, presque mélodique, en tout cas plaisante, qui s’entrelace avec le chant. Salsa à Miami, samba à Rio mettent en avant les percussions de l’Orchestre de l’Opéra de Göteborg. On pourrait ici citer nombres de compositeurs du XXe siècle de Berg à Britten mais rien ne vaut l’écoute (voir lien en bas de page). La prédominance du mot que le rythme de la phrase suédoise impose à la musique fait penser au mode d’écriture de Janacek. Celle dédiée aux scientifiques nazis rappelle les trois de frères de Barack dans la Femme sans Ombre. De même que les nombreux « commentaires » des pupitres, une scie musicale – et même un riff de guitare électrique – font penser aux talents coloristes de Strauss. Le chef suédois Patrik Ringborg s’emploie à mettre en avant toutes ces trouvailles stylistiques, à maintenir la cohésion rythmique de l’ensemble et à accompagner le plateau qui a fort à faire.
A quelques scories près en ce soir de première, tous (Prescott, agents/nazis et membres du chœur) sont à la hauteur des exigences de leurs rôles. Le quator central est lui remarquable, surtout pour une création dans une ville peu connue des mélomanes. La famille Sebastian, bien que moins sollicitée que le couple, est un challenge pour ses deux interprètes. Évidente de présence scénique, Katarina Karneus aiguise parfaitement ses coloratures de vieille mère acariâtre, tout en claudiquant dignement sur sa canne, cependant que la jalousie, l’amour déraisonnable d’Alex sont parfaitement rendus par le timbre clair et l’aisance dans l’aigu du ténor Michael Weinius. Entièrement focalisé sur sa ligne vocale et sur la suavité de son timbre, John Lundgren épouse les facettes de son personnage avec un chant toujours sciemment coloré, quand sa raideur scénique marque la prostration de son personnage. La scène finale le montre sous un jour différent et il vient à bout de ce morceau de bravoure où enfin Devlin doit fendre l’armure. Triomphatrice, Nina Stemme convoque dans son chant toutes les autres héroïnes de son répertoire pour rendre justice à ce grand rôle de soprano dramatique qu’est Alicia. Chacun de ses registres est sollicité jusque dans ses extrémités. En cette année où la Suède célèbre le centenaire d’Ingrid Bergman, elle incarne une héroïne semblant encore plus maitresse d’elle-même que la star de cinéma, malgré ses sentiments et la situation inextricable où elle se trouve plongée.
La mise en scène en revanche déçoit. Le britannique Keith Warner, habitué des scènes allemandes, est bien sage. Réfugié dans un noir et blanc proche de la pellicule hitchcockienne, il règne toute la soirée l’impression qu’il cherche à reproduire une manière théâtrale du film : Devlin de dos sur le canapé, les lumières comme des close up cinématographiques, les projections du film en guise de décors… Lorsque la silhouette d’Hitchcock traverse la scène ou que d’autres films du maitre hollywoodien sont convoqués, on se dit qu’enfin il fallait tuer le père. Se concentrer sur ce livret qui, sans renier ses origines, propose autre chose : une histoire d’amour plus qu’un thriller, une histoire humaine ou les passions se confrontent, plus qu’une intrigue d’espionnage à la mécanique bien huilée. Camoufler l’ambiguïté des scènes initiale et finale (Alicia meurt-elle ?) dans un procédé aussi commun que le théâtre dans le théâtre finit de marquer l’échec relatif du metteur en scène, car la fluidité des transitions, et la direction des chanteurs apportent, elles, toute satisfaction.
Nina Stemme déplorait la frilosité des programmateurs autour de ce projet dans l’interview qu’elle nous accordait en avril dernier. Espérons que l’énergie avec laquelle les artistes de cette création défendent l’œuvre permettra de l’exporter.