C’est devant une salle comble tout juste revenue de vacances que René Jacobs, à la tête de deux phalanges d’exception – le Rias Kamerchor, l’un des meilleurs chœurs du moment, et l’Akademie für Alte Musik Berlin – et d’une brochette de solistes de grand talent donnait vendredi soir sa version de La Passion selon Saint Mathieu de Jean Sébastien Bach. Chef d’opéra dont la réputation n’est plus à faire, Jacobs a visiblement voulu donner de la Passion une version la plus scénique, la plus opératique possible, comme si l’intensité du récit et son traitement musical par Bach ne suffisaient pas, à ses yeux, à établir le caractère dramatique de l’œuvre. Les troupes sont nombreuses: 36 choristes, au moins autant d’instrumentistes dans l’orchestre, on est loin des versions minimalistes qui ont fait florès ces dernières années. Jacobs répartit donc ses effectifs, ses deux chœurs et ses deux orchestres comme il se doit, sur la vaste scène du Palais des Beaux-Arts en une spatialisation savante pour des effets stéréophoniques assez réussis.
Cette disposition, avec les solistes derrière les instruments, a aussi pour conséquence, moins heureuse, que l’orchestre couvre bien souvent les chanteurs. Seul le Christ est placé à l’avant scène, volant dès lors la vedette à l’évangéliste, à contresens de la partition : l’œuvre de Bach n’est pas une représentation de la passion du Christ, mais bien la narration de l’événement par l’évangéliste, qui sert de guide au croyant, avec le texte biblique à l’avant plan. Les nombreux exemples de figuralisme musical que contient la partition sont des illustrations de ce texte, mais pas des invitations à sortir de la narration. Nous sommes dans la religion réformée, celle qui est directement issue d’un nouveau regard sur les textes, et donc complètement à l’opposé de la tradition des mystères représentés sur le parvis des églises.
Par rapport à ce qu’on entend d’habitude, Jacobs enrichit donc l’instrumentation du continuo d’un théorbe très présent et laisse la bride sur le cou à ses violoncellistes pour une exacerbation souvent excessive des reliefs de la partition. Le choix de tempi très rapides, malgré l’ampleur des masses en présence, fait ressortir la virtuosité des chœurs et de l’orchestre, et contribue à intensifier le caractère dramatique du propos. Les dimensions mystique et métaphysique de l’œuvre s’en trouvent reléguées au second plan, elles qui demanderaient pour s’épanouir un peu plus de sérénité, de recul et de mesure. Certes la Passion est un drame, mais pour que la portée de ce drame nous soit sensible, il convient – aux yeux de Bach en tous cas – qu’elle soit racontée plus que montrée, et racontée à travers le texte des évangiles. L’artifice de la narration, le voile de la distanciation fait ici défaut. L’émotion est peu présente, malgré la qualité des musiciens en présence: c’est la conception imposée par le chef d’orchestre qui en est la cause.
Dominant la distribution, l’évangéliste de Werner Güra est simple et puissant, sans défaut. Johannes Weisser, qui prête au rôle du Christ sa belle voix chaude, est peu christique, justement, et présente peu de prestance ou de majesté dans le maintien. La voix aigrelette de Sunhae Im, très rapidement couverte par l’orchestre malgré la légèreté de l’accompagnement n’est pas idéale. Bien meilleure et réellement émouvante, Bernarda Fink chante avec beaucoup d’humanité et de délicatesse de ton les airs de mezzo, les plus beaux qui soient. Topi Lehtipuu se joue des difficultés techniques de l’écriture de Bach mais, ici aussi, la voix pourtant vaillante semble mince, comme perdue dans l’écriture orchestrale. Konstantin Wolff chante les airs de basse avec agilité mais moins de couleurs dans la voix qu’il n’en faudrait, et des graves un peu insuffisants malgré un très beau sens du phrasé et une belle musicalité. Tous les quatre souffrent de n’être pas placés devant l’orchestre.
On entend parfois dire que les Passions de Bach sont les opéras qu’il n’a pas composés. Ce soir, par l’absurde, René Jacobs nous démontre que la proposition ne tient pas !