Alléchant, ce concert donné deux fois à Pleyel l’était, et à plus d’un titre.
Outre l’occasion, toujours passionnante, d’entendre en création une œuvre du compositeur franco-suisse Gérard Dubugnon, défendu par la jeune et brillantissime violoniste hollandaise Janine Jansen, c’était aussi la possibilité d’écouter à nouveau Das Klagende Lied, première œuvre vocale trop rarement donnée d’un Gustav Malher de vingt ans – décidément, que de jeunesse ! – interprétée par une distribution vocale de haut vol, et l’orchestre de Paris, le tout placé sous la houlette dynamique et éclairée du bouillant finlandais Esa-Pekka Salonen.
D’où vient alors que, malgré son haut niveau, cette soirée ne nous ait pas totalement comblée ?
Flamboyante et luxuriante, la musique composée par Gérard Dubugnon pour ce concerto l’est assurément, presque trop parfois, à la limite du clinquant, et cette œuvre, assez sombre, plutôt violente, dégageant une atmosphère un peu morbide, voire sinistre, comme certaines pages de Chostakovitch… Malgré des ruptures, des passages plus élégiaques, plus calmes, contrastant avec une utilisation récurrente des percussions, et somme toute, une puissance et une force indiscutables, on pourrait, lui reprocher d’être finalement assez monochrome, un peu trop souvent dans le même registre, un peu longue aussi (cinquante minutes). Cette réserve, cependant, ne justifie en rien les quelques huées qui ont suivi son exécution, fort heureusement contrebalancées par les applaudissements nourris saluant la prestation, virtuose et inspirée, de Janine Jansen, et aussi bien sûr, de l’orchestre et du chef. Il est vrai que tout le gotha de la musique contemporaine était présent, avec sa bonne mesure d’intégrisme, de chapelles et d’exclusions diverses.
Entre 1875 et 1878, alors qu’il était encore étudiant au Conservatoire de Vienne, Mahler s’attela à l’écriture du texte de Das Klagende Lied, basé sur deux contes de fées : l’un du même nom, écrit par Ludwig Bechstein et l’autre, intitulé Der Singende Knochen (Les os chantants) qui avait pour auteurs les célèbres frères Grimm.
Le sujet en est profondément dramatique : deux frères, l’un bon, l’autre méchant, sont amoureux de la même femme, une reine belle et altière. Pour les départager, cette dernière leur lance un défi : celui des deux frères qui trouvera une fleur rouge dans la forêt sera son époux. Les chevaliers se mettent en quête de la précieuse plante, et c’est le bon qui la trouve en premier, la met à son chapeau et s’endort dans un champ. Le méchant frère arrive, le découvre, toujours endormi, de rage tire son épée, et le tue, emportant son trophée.
Un ménestrel, se promenant dans la forêt, découvre sous un saule un os blanchi, et le sculpte pour en faire une flûte. Lorsqu’il en joue, la voix du frère assassiné s’élève, racontant les détails de son terrible trépas. Le Ménestrel décide de se rendre à la cour, auprès de la Reine, pour les lui conter.
Au château, on s’affaire pour les festivités des noces qui vont unir le mauvais frère et la superbe Reine. Mais loin de se réjouir, le futur Roi est pâle et taciturne. Arrive le Ménestrel, qui demande audience. Lorsqu’il commence à jouer de sa flûte, narrant cette triste histoire, le méchant s’en empare et veut en jouer à son tour. Il va entendre la voix de son frère lui-même, triste et plaintive, l’accusant de l’avoir sauvagement assassiné. Ô horreur, la Reine s’évanouit, les chants d’allégresse cessent, les invités s’enfuient, les murs du château s’écroulent, l’obscurité s’installe.
Le texte fut terminé le 18 mars 1878, quant à la composition de la musique, elle débuta à l’automne 1879, pour s’achever le 1er novembre 1880.
A l’origine, cette œuvre complexe et longue (plus d’une heure) baignant – déjà – dans une noirceur tragique typiquement mahlérienne, comportait trois parties, un orchestre, un chœur et un groupe de solistes pléthoriques. Sa première révision commença en 1893, bientôt suivie de plusieurs autres, tant et si bien que la création de la version définitive ne put avoir lieu qu’en février 1901, à Vienne, sous la direction de Mahler lui-même. Les modifications étaient notoires : la première partie avait été supprimée, le nombre de harpes – six au départ ( !!!!) réduit à une seule, celui des solistes passant de onze à quatre, avec la suppression des voix d’enfants.
C’est d’ailleurs sous cette forme que l’œuvre fut publiée, jouée régulièrement et enregistrée, jusqu’à ce qu’en 1969, une nouvelle édition la rétablisse sous sa forme originelle. Désormais, on allait jouer de plus en plus fréquemment cette version et c’est d’ailleurs celle choisie par Esa-Pekka Salonen pour les concerts de Pleyel.
Et c’est bien là que le bât blesse au niveau du résultat…
On est certes ravi d’entendre la première partie, cette « Légende de la forêt » au début si poétique et bucolique, qui va bientôt sombrer dans la tragédie et la désolation … Même satisfaction en ce qui concerne la formation jouant en coulisses, qui fut l’objet de bien des atermoiements chez Mahler, et qui donne un relief saisissant à la fameuse scène des Noces. Idem pour le rétablissement des six harpes d’origine. Mais pourquoi, alors qu’on disposait de solistes prestigieux, en particulier de voix de femmes d’aussi belle qualité que celles de Melanie Diener, soprano puissant et lumineux, et Lili Paasikivi, alto velouté et chatoyant, avoir confié une partie aussi importante aux jeunes solistes du Töltzer Knabenchor ?
Certes, c’est charmant, les voix d’enfants, c’est surtout très « tendance » et d’actualité, en cette période précédant Noël, mais c’est aussi très fragile, et les pages qui leur sont confiées sont d’une difficulté redoutable, très tendues pour le soprano, très graves pour l’alto. Les deux enfants, qui ont certes de jolies voix, peinent souvent à tel point que leur diction en est même altérée, ce qui est fort dommage. D’autant plus que le texte et les phrases musicales qui leur sont impartis sont parmi les plus beaux de la partition, et les plus définitifs, dont le « Ach Leide » (ô douleur) qui termine l’oeuvre. Ce choix a pour résultat de beaucoup affadir le propos et même de le rendre un peu mièvre. Toutes proportions gardées, c’est presque comme si on avait fait chanter le « Ewig, Ewig » final du Chant de la Terre par une voix d’enfant…
Car enfin, si Mahler avait lors de sa révision, supprimé ces voix, c’est qu’il avait certainement une bonne raison. D’ailleurs, le solo de la Symphonie n°4, écrit dans l’esprit d’une voix séraphique, est cependant toujours chanté par une voix de soprano clair, mais devant malgré tout posséder une projection suffisante pour passer par-dessus l’orchestre.
On remarque dans le chœur, au demeurant assez en place, le même défaut entendu chez les jeunes solistes, à savoir la difficulté à gérer l’intelligibilité du texte au regard de la difficulté vocale et musicale.
Avec un tel découpage des parties vocales, la participation de John Villars et Sergei Leiferkus, grands artistes s’il en est, se trouve réduite à la portion congrue, comme celle de leurs partenaires féminines.
Fort heureusement, l’orchestre de Paris est au top, en particulier ses cuivres somptueux. Tout au plus, si l’on veut pinailler, peut-on reprocher au chef de livrer une lecture un peu trop carrée et lisse, efficace mais manquant de ce je ne sais quoi d’impalpable qui fait les grandes interprétations mahlériennes, comme, par exemple, celles de Bernstein.
Remercions cependant l’Orchestre de Paris de nous avoir permis d’entendre cette œuvre grandiose et sublime qui contient déjà tout le génie de Mahler, et annonce un autre monument à venir : les Gurrelieder de Schönberg.